Spectrum Crunch: le numérique peut-il s’autodétruire ?

Par Bernard Fontaine, France Télévisions Editions Numériques

La croissance exponentielle du numérique, des télécoms et de l’audiovisuel peut-elle se poursuivre sur des réseaux sans fils et un univers hertzien de plus en plus saturés ? En n’agissant pas, ne risque-t-on pas de bloquer nombre de futurs nouveaux usages et services ? Et le cas échéant de se priver d’une composante majeure de la croissance ?

On peut évidement -- hélas-- raisonner comme pour les ressources énergétiques planétaires et se dire : « nous verrons bien… pour le moment c’est bon, cela fonctionne très bien, la preuve j’ai 2, 3, 4, 5 ou plus d’écrans chez moi et je jouis chaque jour de nouveaux usages, sans avoir besoin de m’interroger sur la manière dont les services me parviennent». 

Décryptage :

Sans faire une explication technique trop complexe, disons que votre quotidien numérique utilise massivement des données véhiculées par les réseaux sans fils. Des données qui proviennent du satellite, des réseaux d’opérateurs télécom, de votre émetteur TV ou radio régional, de votre box wifi ou de votre dernier gadget bluetooth.

Tous utilisent ce que les experts nomment le spectre de fréquences, où, pour chaque technologie, des fréquences ont été attribuées depuis des années.

  • Ces fréquences utilisées par nous tous au quotidien peuvent-elles arriver à saturation et condamner le développement  de nombreux nouveaux secteurs économiques ?
  • Ce modèle doit-il être remis en cause ? Et comment le faire ?

Telles sont les questions cruciales auxquelles ont cherché à répondre les experts d’un colloque international « Spectre et Innovation », organisé il y a quelques jours à Bercy, à l’invitation du gouvernement français.

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Beaucoup de choses non démontrables y ont été affirmées. Mais une chose est certaine : oui, il y a un vrai risque à laisser les choses en l’état, puisque l’usage exponentiel des ressources hertziennes pour le numérique peut conduire à une situation paradoxale d’auto-blocage d’un système technique, qui construit ….sa propre congestion des réseaux qu’il utilise !

Il va être nécessaire que les pouvoirs publics puissent, aux vues des consultations et autres expertises sincères, se prononcer sur un mode peut-être tout à fait nouveau de règles d’utilisation de ces fréquences. Mais au moins le sujet est sur la table et la sensibilisation des acteurs faite. Il reste à voir comment l’intérêt général sortira indemne des réflexions et décisions qui seront prises un peu partout sur la planète.

Les fréquences hertziennes actuellement, régulées à l’échelon international, permettent de véhiculer toutes les données analogiques (oui il y en a encore beaucoup, votre radio FM par exemple…) et numériques pour des secteurs extrêmement nombreux sans lesquels l’humanité toute entière se trouverai bien dépourvue, radio, tv, internet mais aussi les secteurs militaires, spatiaux, ceux de la sécurité publique de l’aviation, etc….Tous légitimes à revendiquer encore plus de ressources face au développement de leurs activités !

Face à ces requêtes, encore une fois légitimes, les pouvoirs publics se retournent souvent vers les avis scientifiques afin de pouvoir connaître l’état de l’art des recherches en cours en caressant l’espoir que des solutions seront fournies.

Pendant ces deux journées heureusement des solutions se sont dégagées ; à la fois par des procédés nouveaux de compression des données vidéo comme le HEVC (H265), utilisable sur tous les réseaux numériques (technologie aujourd’hui presque deux fois plus économe en ressources), mais aussi de nouveaux services telecom dit 4G puis 4G advanced et la future 5G ou encore des normes de modulation (c'est-à-dire de transport de données sur ces réseaux encore plus performantes) : le DVB-T2 pour la télévision ou l’eMBMS pour les télécoms.

Les industriels et experts du monde entier ont aussi présentés leur projet de Radio Cognitive (ce n’est pas le nom d’une nouvelle station radio à la mode mais une technologie totalement nouvelle de gestion du spectre) tout comme des solutions originales d’utilisation d’espaces dits blancs, car non utilisés ou de prometteuses gestions dynamiques du spectre.

En résumé, et pour l’instant, c’est dans ce catalogue de solutions qu’il faudra bien trouver des réponses à l’épineuse question de raréfaction du spectre hertzien,

Il n’en reste pas moins que les autorités publiques devront statuer et vite, car le processus est lancé un peu partout dans le monde et aucun pays ne pourra le faire seul.  Le processus est trop dépendant à la fois des décisions industrielles (planification internationale des fréquences, adoption de standards, bataille des brevets etc…), mais aussi des volontés des acteurs eux-mêmes des secteurs industriels concernés qui doivent optimiser leurs modèles économiques liés à ces investissements nouveaux et souvent vertigineux.

 La bande des 700 Mhz devrait revenir aux telcos vers 2017/2018

France 2 HD

Pour ne parler que de notre secteur hexagonal les chaînes de télévision françaises clament qu’il leur sera impossible sans un calendrier réaliste de céder 1/3 de leurs fréquences au secteur des télécoms qui dit en avoir besoin (bande des 700Mhz) sans remettre en question le développement de ce projet national lancé en 2005 qu’est la TNT.

Cette télévision numérique terrestre au succès incontestable couvre totalement gratuitement 95% de la population française. Elles disent clairement (TF1) que ce secteur pèse plus de 40 milliards d’euros sur une décennie et s’interroge sur les 100 millions d’euros investis par les chaînes pour le déploiement de leur réseau. Revendication solidaires de France Télévisions et de NRJ présentes et autres chaînes TV en phase avec cette position car toutes très inquiètes de leur potentiel de développement et du passage impératif à une TNT toute HD et à l’accès elles-aussi à la future ULTRA-HD qui nécessitent des ressources hertziennes.

UHD

Les mêmes chaînes française ont du également être ravies de la position solidaire de la BBC présente qui a résumé la situation d’un laconique « c’est une mauvaise réponse à un faux problème ». Sage BBC qui s’est étonnée de ne pas être au courant des annonces de l’OFCOM (régulateur britannique) faites pendant cette conférence sur ces réattributions de fréquences hertziennes, position semble t-il confuse outre manche.

Les opérateurs présents furent d’un avis contrasté. Free est clairement candidat à ces précieuses fréquences, ses concurrents, qui viennent de financer la 3G, sont en apparence plus réservés. Tout semble en tout cas acté. La bande des 700 ira bien aux telcos et le produit à la Défense. En revanche ni les modalités ni le calendrier ne sont décidés. Le calendrier envisagé à ce stade par les hauts fonctionnaires serait une libération de la bande vers 2017/18, avec une marge de manœuvre de 18/24 mois maximum, mais qui n'irait pas au delà de 2019. Certains parlent de 2020.

Une consultation publique a été lancée et Matignon veut pouvoir donner des réponses à l’Elysée pour septembre. Pour sauver la TNT, il n’y aura donc pas d'autre choix que de passer aux normes HEVC (encodage) et DVB-T2 (transport) et donc d'envisager à terme de changer le parc des TV !

Les objets connectés ont aussi besoin de spectre

Wi-FI

Ce très médiatisé débat dit du second dividende numérique n’a pas a lui seul été le thème de ces journées. De passionnants débats se sont déroulés sur l’avenir des objets connectés, qui ont eux aussi besoin de spectre de fréquence pour exister.

La jeune startup française Sigfox, star montante, voire « pépite », selon les mots de la ministre Fleur Pellerin, a fait rêver le public en donnant de véritables réponses aux besoins actuels des objets connectés, en évitant les sempiternels annonces de milliard d’objets connectés qui nécessiteront de ressources en quantité phénoménales, mais en disant que les quelques octets échangés pouvaient se faire simplement sur des fréquences disponibles un peu partout grâce à leur technologie, déjà qualifiée de Twitter des objets.

Il restera aux pouvoir publics à trier les bonnes pistes technologiques à retenir en espérant qu’elles soient consensuelles.

La ministre du numérique présente a clairement affirmé vouloir favoriser l’accès à ces spectres de fréquences aux entreprises innovantes de ces secteurs. Les industriels présents ont tous espéré voir leurs technologies ou leurs brevets prendre des positions déterminantes.

Quid du spectre de la lumière ?

Les représentants académiques eux visent jusqu’à l’utilisation des bandes 60GHz, mais pas de rupture réelle annoncée.

Dommage que les chercheurs de Peugeot et ceux de l’université de Versailles via Oledcomm (lauréat du prix innovation SNCF ces jours-ci), n’aient pas été invités pour expliquer le potentiel des bandes de fréquences 480 et 670 THz (c’est beaucoup…) tout simplement celui de la lumière possible, grâce au jeune standard de l’IEE appelé le LI-FI, mais peut-être en 2014 seront-ils là pour nous l’expliquer. L’ANFR souhaite renouveler cette conférence l’an prochain.