TV of Tomorrow : en attendant la disruption

Par Guy St-Onge, Chef du Groupe de la veille stratégique, Radio-Canada

Le 11 décembre dernier se tenait l'édition new-yorkaise de TV of Tomorrow, devant environ 500 représentants de l'industrie. L'événement est organisé par le groupe Interactive TV Today, qui édite le site de référence sur l'industrie de la télé multiplateforme et interactive, itvt.com.

On y côtoie des directeurs de chaînes, des télédistributeurs, mais aucun représentant des géants numériques (Apple, Google, Facebook, Twitter, Netflix, Amazon...). Ils n'ont pas besoin d'être là: ils attendent, en embuscade, le moment propice pour se déployer, comme ils ont fait auparavant avec les secteurs de la musique et du mobile. La disruption de l'industrie aura lieu, mais on ne sait pas encore quand et qui gagnera.

Si les patrons télé ne peuvent nier l'existence de concurrents aux ressources financières et technologiques plus imposantes et sophistiquées, ils cherchent la stratégie gagnante pour la prochaine décennie : s'allier ou livrer bataille? Qui est en meilleure position pour faire main basse sur les contenus, revenus d'abonnement et données des consommateurs? Sentiment de calme avant la tempête, voire de déni. On se conforte, mais il y a un souffle dans le cou.

LE CONSOMMATEUR, UN ÉLÉMENT DE L'ÉQUATION

Paradoxe d'une industrie qui innove et se raffine, mais qui cherche encore comment susciter l'adhésion d'un plus grand nombre d'utilisateurs. Tout au long de la conférence, il est question du téléspectateur comme un élément dans la chaîne de production, celui qui paie, vote, choisit; celui qu'on mesure, qu'on cible pour de la pub. Quand ce consommateur ne réagit pas comme on le souhaiterait, on se demande comment on pourrait mieux le conditionner à consommer des produits!

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On sent qu'on peut encore tirer quelque chose à l’abonné, à commencer par leur portefeuille : « dans un monde où les lattés se vendent 5$, le câble à 70$ par mois est encore une aubaine », affirmait un patron de Fox. Mais l'outil le plus précieux pour les prochaines années risque d'être les données d'utilisation, pour comprendre les comportements en temps quasi réel, raffiner le ciblage pub ou orienter les choix programmes.

UNE GRAPPE D'ENTREPRISES QUI RÉINVENTENT LES MODÈLES

Le cabinet  Deloitte UK a décrit la TV comme "une industrie d'industries" (lien vers l'étude). Des producteurs de contenus aux fabricants de téléviseurs en passant par les développeurs d'applications, plusieurs expertises sont mises à contribution. Les modèles d'affaires des startups sont incertains, sauf pour ceux qui se font acheter par un média ou un plus gros joueur. Des fonds encouragent la recherche et le développement, mais à travers ces subventions à l'industrie, on semble parfois oublier une finalité : quelle est la valeur ajoutée pour le téléspectateur?

On peut se demander quelle portion de l'auditoire sera prête à utiliser les applis interactives de télé sociale. Est-ce qu'il faut espérer joindre une poignée d'hyperfans seulement avec les dispositifs 2e écran? Quelle valeur ces spectateurs fidèles représentent-ils pour un diffuseur et un annonceur?

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S'il est vrai que le mobile a décuplé les possibilités technologiques pour susciter la participation à une émission, et que de plus en plus de gens consultent un mobile ou une tablette devant la télé, le multitâche est surtout consacré, pour le moment, à des fonctions autres que celles liées à ce qui passe à la télé. Les gens jouent, lisent leurs courriels, vont sur les réseaux sociaux, mais pas nécessairement pour interagir avec l’émission.

TV EVERYWHERE : LA TÉLÉ PARTOUT, MAIS PAS POUR TOUS

tv partoutD'abord imaginée en 2009 par les câblos Comcast et Time Warner pour contrer les services vidéo en ligne comme Netflix, la "télé partout" (TV Everywhere) a pris un certain temps avant d'être offerte aux Américains, surtout en raison de l'infrastructure requise et  l'acquisition des droits multiplateformes. Après 5 ans, la notoriété et le taux d'adoption de ces systèmes, qui permettent à un abonné câble ou satellite d'accéder à ses chaînes et contenus sur demande sur mobile, tablette ou ordinateur, sont encore faibles. 6% des internautes regarderaient des vidéos de leur télédistributeur en ligne selon une étude du cabinet Research and Markets.

Pour accéder aux services TV Everywhere, l'utilisateur doit entrer un code, fourni par le télédistributeur sur son site web ou application. Des participants recommandent de simplifier le processus d'identification, soit en utilisant un compte social (Facebook, Google, Twitter, etc.), une empreinte biométrique, ou en jumelant des appareils mobiles qui partagent le même réseau (par exemple avec un protocole NFC).

 

 

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LE PROCHAIN PARI DES CÂBLOS : L'AGRÉGATION EN MODE APPLICATION

Les câblos cherchent à consolider leurs différents services sur demande pour bonifier leurs offres de télé par abonnement.  Par exemple, Cox propose aux Américains une application regroupant des chaînes en direct et sur demande, l'accès au catalogue vidéo sur demande, mais aussi le contrôle du téléviseur, un guide horaire, des recommandations personnalisées, la programmation de l'enregistreur numérique personnel et la possibilité de regarder à distance les émissions enregistrées.

Les opérateurs sont prêts à se "dématérialiser" vers le cloud, à offrir leurs services en applications. Devant la multitude d’appareils à brancher sur son téléviseur, ils  veulent simplifier le nombre de manettes et de manipulations requises pour regarder leur contenu. Comcast par exemple, vante ses 20 000 titres sur demande, son alliance avec Disney depuis mai et 35 chaînes en direct. Il offre aussi aux abonnés de contrôler leurs enregistreurs numériques avec Twitter. Time Warner a 300 chaînes sur les boîtiers multimédias Roku et consoles de jeu Xbox.

Les distributeurs offrent aussi aux diffuseurs de s'allier à leurs solutions de TV Everywhere pour profiter des données d'utilisation (qui écoute quoi, pendant combien de temps, etc.), de la mesure multiplateforme et pour livrer des pubs ciblées en partage de revenus sur les services de vidéo sur demande.

QUE FERA APPLE?

apple2013 a été une année chargée en spéculations et attentes pour un nouveau type d'expérience télé.  Apple, Intel, Amazon et d'autres étaient pressentis pour livrer soit un téléviseur ultra HD ou un décodeur futuriste doté d'une interface qui devinerait nos besoins à partir de notre historique de visionnement, quand ce n'est pas carrément en détectant avec une caméra le visage du téléspectateur devant l'écran...

Rien de tout ceci ne s'est concrétisé pour le moment.  Intel vend son projet à Verizon, Amazon dément vouloir se lancer dans la télé en direct et Apple semble prioriser les montres pour sa prochaine fournée de produits techno tendances. Les studios ont donc encore un peu de temps devant eux pour raffiner leur stratégie et poursuivre leur mutation. Une chose semble acquise; si Apple travaille depuis si longtemps à un téléviseur intelligent, il pourrait bien représenter le maillon manquant dans l'expérience utilisateur et faciliter, par sa boutique iTunes, le passage à un modèle de chaînes payantes à la carte. Pour y arriver, il faudra cependant une solide banque de contenus et c'est pour le moment un avantage que semblent détenir les studios et télédistributeurs, renforcés ces dernières années au sein de grands groupes médiatiques intégrés.

LE CHANGEMENT, POUR QUOI FAIRE?

Comme le fait remarquer une panéliste de la firme de recherche Horowitz et associés, les consommateurs expriment souvent de l'inquiétude devant les changements technologiques. Elle cite un participant à un sondage qui avouait : « le changement est bon, mais parfois, j'ai besoin de temps pour digérer. Je n'ai pas besoin de tous ces gadgets ». Les manufacturiers nous poussent à consommer des produits aux fonctions évoluées pour justifier leur croissance annuelle, mais les gens n'exploitent pas le plein potentiel de leurs appareils, remarque-t-elle.

La conférence a peu abordé la matière première que représentent les émissions, sans qui il ne peut y avoir "une industrie d'industries". Tant les fabricants que les développeurs informatiques ont besoin de raconteurs et d'interprètes pour incarner les histoires. C'est ce contenu qui, ultimement, conditionne le téléspectateur à consacrer du temps et de l'attention à une chaîne ou une marque.

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Dans un univers aux centaines de chaînes et milliards de sites, le défi d'être remarqué subsiste, mais ce n'est pas qu'une question de promo. Il y a la question de l'interface et des fonctionnalités de découverte, recommandation et personnalisation. Selon un rapport Ernst & Young sur l'avenir de la télé, les innovations en matière de découverte de programmes et de contrôle du téléviseur déboucheront sur de nouvelles techniques pour réduire le bruit.

Une chose est certaine : l'industrie, financée par les "venture capitalists", les médias et les géants numériques, n'a pas fini d'explorer. Une industrie bâtie, rappelons-le, sur plus de trois  décennies de promesses en télé interactive. Certes, il y aura des échecs et des succès inespérés, mais surtout plusieurs consultants et producteurs enrichis par cette R&D. Un modérateur faisait la remarque pertinente : « Nous n'avons peut-être pas les mêmes constats, ni les solutions, mais au moins ça nous procure un emploi, ce qui n'est pas si mal »...