Numérique : le retour de bâton

L’inexorable essor du numérique dans nos sociétés fait désormais l’objet d’une légitime et croissante inquiétude sur la menace qu’il fait peser sur les emplois des classes moyennes.

Ajoutez à cela l’arrivée d’une société de surveillance par les gouvernements et les géants du web, les vols de données personnelles, les atteintes à la vie privée, et vous obtenez un cocktail détonant pour laisser libre cours à un contrecoup majeur sur le numérique et Internet.

La « Une » cette semaine du Journal du Dimanche, judicieusement publiée à quelques jours du voyage de François Hollande dans la Silicon Valley, symbolise ce mouvement classique de réaction au futur qui vient.

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Mais le problème est bien plus vaste que le seul Google. Tous les géants du numérique, forts de leurs immenses fermes de serveurs, sont aujourd’hui engagés dans une course vers l’intelligence artificielle, l’automatisation, via les algorithmes, qui non seulement digèrent et traitent des milliards de données, mais sont désormais capables d’apprendre (« machine learning »), d’anticiper et de remplacer de plus en plus de fonctions humaines pour un coût très réduit.

« Les lois de Moore* continuent de fonctionner à plein, explique le capital-risqueur américain Joe Schoendorf. La technologie est entrée dans la seconde moitié de l’échiquier avec 5 milliards de transistors sur une puce. La prochaine étape – qui va se produire-- ce sera 10 milliards. Nous pourrons alors concevoir des machines qui pourront tout faire. » Attention: les avancées ne s'additionnent pas mais se multiplient. 

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En gros, jusqu’ici, les ordinateurs calculaient, aujourd’hui ils apprennent, demain ils feront.

« En ce moment, ils ajoutent de la matière grise à leurs muscles », ajoute Schoendorf de la firme Accel Partners, qui s’exprimait à la conférence DLD à Münich. « Nous avons créé des technologies qui vont être bien plus intelligentes que nous le pensons ».  

Le problème est qu’elles seront en mesure de remplacer non seulement des tâches humaines manuelles, mais aussi les tâches intellectuelles, avertit ce vétéran de la Silicon Valley. Et de nombreux emplois vont disparaître.

Un de ses confrères de la côte est, Albert Wenger (Union Square Ventures) renchérit : 

  « L’innovation technologique change tout de manière très disruptive, complémentaire et surtout non linéaire (…) La trajectoire est positive à long terme mais la transition est difficile (…) et nous ne sommes pas très bons dans ces périodes de transitions».

La révolution agricole et industrielle a fait disparaître les chevaux. La révolution numérique et l’ère de l’information feront-elles disparaître les conducteurs ? demande-t-il en substance. Autrement dit, allons-nous disparaître ?  

Aujourd’hui les nouveautés ce sont les ordinateurs et les réseaux, la robotique et les machines intelligentes, la 3D et l’imagerie, les « Big Data » et la biologie cellulaire. Elles permettent toutes de traiter non pas 10% de plus de données mais des millions de fois plus. « La promesse aujourd’hui est celle de l’abondance, après une époque où la rareté était le paradigme ».

Les signaux se multiplient en ce début d’année :

A Davos, Eric Schmidt, l’un des patrons de Google, qui a investi en 2013 plus de 7 milliards de dollars dans des capacités supplémentaires d’ordinateurs, et rachète des firmes de robots à tour de bras, a exhorté fin janvier les participants à surveiller de près cette course entre l’homme et la machine afin d’assurer la victoire du premier. Rappelons que Ray Kurzweil, le père de « la singularité », qui prévoit la prise de contrôle des humains par les machines pour 2045, travaille aujourd’hui pour… Google ! 

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Le grand risque actuel, estime Schoendorf, c’est de voir les pays riches se réindustrialiser, mais sans créations d’emplois. Ce que le JDD appelle « la casse sociale ».  

Internet détruit pour l’instant plus d’emplois qu’il n’en créé. Pour résoudre ce problème majeur, ajoute le « VC », il faudra non seulement le faire savoir au monde, utiliser justement les technologies, mais aussi et surtout se servir de l’intelligence collective de la foule reliée en réseaux.

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C’est donc fort légitiment du côté de l’emploi que les inquiétudes sont les plus nombreuses et les solutions pour l’instant inexistantes. Rappelons que, porteurs d’une productivité démultipliée, l’agriculture intensive, comme le taylorisme, avait aussi provoqué de très nombreuses suppressions d’emplois au 20ème siècle.

Ce n’est donc pas un hasard si Barack Obama a fait porter, il y a quelques jours, l’essentiel de son discours annuel sur l’Etat de l’Union, sur la nécessité de renforcer les classes moyennes américaines qui s’érodent progressivement, malgré une reprise, qualifiée récemment de « lugubre » dans les pays riches par le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz.

Pierre Bellanger fait le même constat alarmiste dans son dernier ouvrage, « La souveraineté numérique » : "la mondialisation a dévasté nos classes populaires, l'internet va dévorer nos classes moyennes". Le fondateur et président de Skyrock insiste surtout sur l’absence de souveraineté française et européenne sur les fermes de serveurs des géants du web, tous américains.

Mais c’est surtout l’ouvrage du scientifique américain Jaron Lanier, (« Who owns the future »), qui a lancé un appel l’an dernier pour avertir de l’impact destructeur et déflationniste d’Internet sur les classes moyennes, de la disparition progressive des usines et des banques, et de l’enrichissement faramineux d’une poignée de géants du web qui contrôlent désormais les machines quasi-autonomes qui sont en train progressivement de prendre le pouvoir.    

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* Les Lois de Moore prévoient que la puissance des microprocesseurs double environ tous les 18 mois ou deux ans.