Neutralité du net : il est temps d’affirmer que c’est un droit fondamental !

Par Barbara Chazelle, France Télévisions, directions stratégie et prospective

L’avenir d'Internet, système nerveux de notre société contemporaine, se décide en ce moment dans les plus hautes sphères européenne et américaine mais ne redescend hélas pas au niveau des citoyens, faute d’intéresser les médias traditionnels. Il est donc temps d’affirmer haut et fort que la neutralité du net est bien plus qu’un sujet économique ou technique. Elle protège nos libertés publiques : liberté d’expression, d’accès à l’information, aux services et contenus de son choix sans entraves, liberté d’entreprendre, d’innover et de créer de la valeur. Rien que ça ! 

Si le processus européen semble long et laborieux, n'oublions pas que les discussions en cours à Bruxelles portent sur un projet de règlement c’est-à-dire d’un texte directement applicable dans les Etats membres (contrairement aux directives qui peuvent être transposées). Les enjeux sont donc importants, d’autant que la décision prise par la FCC aux Etats-Unis pourrait grandement influencer l’UE.

Nous sommes donc à un carrefour dont il ne faut pas manquer le virage !

 Aux Etats-Unis, la neutralité du net agonise

La Commission Fédérale des Communications (FCC) des Etats-Unis se demande comment répondre à la décision prise en janvier dernier par la Cour d’appel de Washington. Pour rappel, il avait alors été décrété qu’on ne pouvait interdire aux fournisseurs d’accès à internet (FAI) de bloquer ou de prioriser certains contenus/flux.

Les propositions issues de l’équipe du Président de la FCC, Tom Wheeler, circulent à l’heure actuelle avant un vote final prévu le 15 mai.

Parmi ces propositions, la possibilité de permettre aux FAI d’offrir une « voie rapide » à qui voudrait/pourrait payer pour que ses contenus arrivent avec une meilleure qualité de service aux internautes n’est pas exclue. Cela signerait la mort de la neutralité du net qui repose sur un  principe simple : les citoyens ont accès à tout le réseau et tous les contenus qui s’y trouvent, sans discrimination lié à l’émetteur, au destinataire ou au terminal.

Pratiquement, si l’option de la voie rapide était retenue, cela permettrait aux Bouygues, Orange et Free locaux (Comcast, Verizon… aux USA) de négocier avec des Google, Facebook, Netflix et autres éditeurs/producteurs/diffuseurs de contenus aux poches pleines – voire à des marques en quête de promotion - pour que leurs produits soient prioritaires. Les autres restant dans les embouteillages.

N'oublions pas que les FAI ont souvent des intérêts dans des entreprises de contenus, à l'instar d'un Comcast qui détient NBC, dont les conccurents les plus sérieux sont probablement Netflix et Amazon Instant Video, et qui pourraient ainsi être tenté de traiter les contenus du groupe audiovisuel NBC dans une meilleure qualité que les autres.

De plus, de tels accords commerciaux pourraient empêcher des start-up innovantes d’émerger puisque leurs contenus ou services seraient relayés au second rang du web.

Tim Wu (le premier à avoir parlé de la notion de « neutralité du net »), ne s’y trompe pas et titre dans un article du New Yorker « Au revoir la neutralité du net, bonjour la discrimination du net ! »

net-neutrality

En Europe, rien n’est acquis !

Certes, on peut se réjouir que le Parlement Européen ait adopté le 3 avril dernier la version amendée de la « Proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil établissant des mesures relatives au marché unique européen des communications électroniques et visant à faire de l'Europe un continent connecté ».

Ces amendements relatifs à la neutralité du net posent une « définition positive contraignante » qui protège l’accès permanent à tous les utilisateurs aux contenus/applications de leur choix en garantissant que « des mesures de gestion du trafic ne devrait pas entraîner de discriminations entre les services concurrents. » (Amendement 46 Considérant 49). 
Le texte mérite encore d’être précisé, notamment sur le périmètre et les exceptions des « services gérés » ainsi que sur les conditions de gestion du trafic. Il serait aussi souhaitable d’interdire les accords commerciaux entre FAI et fournisseurs de contenus pour bénéficier d’une qualité de service supérieure.

De plus, il est essentiel de confronter la proposition de règlement à des cas de comportements discriminatoires aujourd’hui en pratique tels que d’imposer aux abonnés de services gérés un surcoût pour accéder à de la vidéo d’un service tiers avec une qualité satisfaisante aux "heures de pointe", ou encore de n’offrir qu’un accès à certaine catégories de service (emails mais pas Skype par exemple) … afin que ces comportements soient bien identifiés comme étant contraire à la neutralité du net et soient définitivement enrayés !

-EU commissioner for Digital Agenda Neelie Kroes on September 12, 2013,
at the EU Headquarters in Brussels. AFP PHOTO / JOHN THYS

  •  Une longue procédure de codécision : Le texte doit suivre la procédure de codécision classique qui prévoit plusieurs étapes de négociation entre le Parlement et le Conseil des ministres (chargés des télécoms) de l'Union Européenne, procédure qui peut traditionnellement aboutir à l’issue de 2 années d’échanges et d’amendements lorsqu’un texte n’est pas trop controversé.
  • Un texte complexe : Or, cette Proposition de Règlement ne traite pas uniquement de la neutralité du net mais aussi de la gestion du spectre radioélectrique ou encore de la question du roaming pour ne citer que les sujets les plus discutés et ceux qui divisent le plus les Etats et les autres acteurs concernés.
  • Le calendrier politique : De plus, le Parlement Européen renouvelé après les élections du mois de mai, pourrait ne pas tenir compte du vote d’avril et demander à la Commission Européenne (elle aussi renouvelée) une nouvelle proposition législative.
  • Les Etats ne se sont pas encore positionnés : C’est avec ces contraintes que le Conseil doit se réunir le 6 juin prochain. Il est prévu qu’il n’adopte qu’un « Rapport de progrès » qui fera état de la position des différents Etats sur les différentes parties du texte. Cela aura au moins le mérite de faire sortir du bois les amis de la neutralité du net ; mis à part les Pays-Bas qui ont inscrit ce principe dans leur constitution, il est aujourd’hui difficile d’affirmer la position des autres Etats membres, la position de la France étant elle-même ambigüe. Si l’on garde en mémoire les discours très pro FAI du précédent gouvernement, Axelle Lemaire, la nouvelle secrétaire d'État au Numérique, a déclaré lors d’un entretien au Point la semaine dernière être « favorable à une neutralité clairement affirmée et dont le principe s'applique aux réseaux comme aux grandes plateformes de services. »

Internet, c’est comme le téléphone !

Un papier co-écrit par les universitaires Tim Wu et Tejas Narechania suggère que la manière dont sont aujourd’hui régulés les fournisseurs d’accès à internet repose sur ce qu’était internet à ses débuts. Si les FAI sont aujourd’hui aux USA des « services d’information » c’est parce qu’au balbutiement du net, « votre fournisseur d’accès était internet ; vous utilisiez son service de mails, son moteur de recommandation, son navigateur. »  Aujourd’hui la situation a évidement changé : vous consultez vos mails sur Yahoo!, vous faites vos recherches via Google et vous allez sur Allociné pour savoir quel film regarder.

Le rôle d’un fournisseur d’accès à internet désormais n’est ni plus ni moins que de transporter du trafic d’un point A à un point B et non plus de fournir de l’information. Un fournisseur d’accès peut bien sûr proposer ses propres services (les fameux services gérés), mais ils ne sont plus l’alpha et l’oméga de se qu’on peut trouver sur le net.

Selon Wu et Narechania, les FAI ont une activité identique à celle des compagnies de téléphone, qui acheminent la voix d’un point A à un point B. Il ne viendrait à l’idée de personne de payer davantage pour que la qualité de réception d’un échange téléphonique soit optimale alors que pour les autres on entendrait un mot sur deux. Même chose pour vos ampoules électriques : il serait inadmissible de payer plus cher pour garantir que le courant arrive de manière continue à la même intensité dans tous vos appareils !

From A to B

Ainsi, selon eux, les FAI ne doivent plus être considérés comme des « services d’information » mais comme des « services de communication ». Si cette position était adoptée par la FCC aux Etats-Unis, le régulateur aurait alors l’autorité statutaire d’imposer aux FAI qu’ils gèrent de manière égale le trafic en ligne.

 La neutralité doit devenir un débat citoyen : il s'agit de l'avenir d'Internet ! 

Force est de constater que les discussions sur ce sujet sont aujourd’hui réservés à une sphère d’élites. Cette semaine, dans un article sur les débats en cours à la FCC, le site Gigaom a mis en lumière que la tentative de tordre le principe de la neutralité du net « révèle [que la FCC] croit que le public ne peut pas en comprendre les enjeux ». On fait passer le débat pour quelque chose de technique ; on nous parle de congestion des réseaux, d’investissement dans des tuyaux… Evidemment ce sont des problèmes à résoudre mais :

  1. on attend toujours des données objectives qui prouvent la dite congestion
  2. les investissements sont certes importants à consentir mais les bénéfices des 10 dernières années l’ont été aussi
  3. une partie de la réponse se trouve certainement dans les solutions permettant d’acheminer les flux au plus près de l’usager et dans les normes de compression des contenus. Gardons espoir dans la R&D !

Si ce n’est pas technique, c’est politique : « un sujet qui n’est porté que par les plus haut dirigeants de nos Etats démocratiques est forcément compliqué ! Eux-mêmes ne savent pas ce que fait la NSA… »

En réalité, il s’agit bel et bien d’un droit fondamental à défendre ; le principe doit être posé et il sera de la responsabilité de nos gouvernements de le faire appliquer même si cela implique de trouver des solutions techniques ou des financements. En présentant la neutralité du net comme quelque chose de technique ou politique, on coupe les citoyens du débat, en particulier les moins de 35 ans, ces « digital natives » à qui l’on n’a pas bien expliqué que l’internet qu’ils connaissent risque de changer de visage, sans retour en arrière possible. Il est quand même étrange que les médias et les journalistes qui y travaillent ne s’en saisissent pas davantage.

Le sujet de la neutralité du net n’est pas le seul qui mérite un effort de pédagogie et de vulgarisation : les questions de gouvernance de l’internet, de surveillance, la récupération des données numériques… sont autant de problématiques qui mal instruites, vont changer non seulement Internet mais aussi nos pays démocratiques. Nous sommes potentiellement en train de construire l’instrument ultime de contrôle, qui tombé dans les mains de gouvernements malveillants serait dévastateur. Ne soyons pas naïfs et souvenons-nous des leçons de l’Histoire, sans tomber dans une techno-phobie qui ne serait pas juste non plus.

Le meilleur ami de la neutralité du net et de l’Internet de manière générale, c’est une mobilisation massive de citoyens conscients des enjeux, des discussions actuelles; des citoyens qui souhaitent qu'Internet reste l'un des rares espaces de liberté d'expression absolue (du moins dans nos pays), ce terrain qui cache de vrais trésors, même s'il faut un peu creuser pour les trouver. Qu'il soit toujours possible de creuser, d'investiguer, mais aussi de se divertir et de créer sur le web comme cela est possible de le faire aujourd'hui !

Nous avons interrogé 15 personnes à Paris (dont un était mineur, vous ne verrez donc pas son image) aujourd'hui : aucune d'elle ne savait ce que le principe de "neutralité du net" signifie mais toutes ont été surprises d'apprendre que ces débats se tenaient actuellement et ont montré de l'intérêt pour le sujet.
Merci encore d'avoir accepté de répondre à Méta-Media !