Le management trop souvent en mode auto-destruction

Par Philippe Deloeuvre, directeur de la stratégie

La plupart des outils de management et des principes d’organisation, pensés et recommandés depuis des décennies, se retournent en ce moment contre nous. Lorsque c’est le prestigieux Boston Consulting Group (BCG) -- par la voix d’Yves Morieux[1] -- qui le dit, çà mérite de tendre l’oreille.

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Tout le monde est d’accord, les changements qu’induit la révolution numérique, et le rythme rapide auquel ils se produisent, sont tels qu’il y a urgence à repenser les principes d’organisation qui prévalent dans nos entreprises, ont estimé les experts, qui ont planché il y a quelques jours à Paris, lors de la 8ème conférence annuelle de l’USI.

Car la plupart des grandes firmes continuent de travailler globalement comme par le passé, constate Aaron Dignan, en lançant la conférence. Il faut admettre que nous sommes entrés dans un monde plus complexe et plus incertain qu’il ne l’a jamais été. « Il est impossible de prévoir ce qui vient. », prévient le CEO d’Undercurrent, cabinet de conseil en organisation et stratégie à New York.

En cela, le mathématicien français Cédric Villani qui se demande ce qui fait naître les idées, ne le dément pas, citant Poincaré à loisir avec facétie sur l’évolution des sciences : « Je crois que l’on obtiendra des résultats étonnants. C’est justement pour cela que je ne puis rien vous en dire. Car, si je les prévoyais, que resterait-il d’étonnant ?»

Dignan enchaîne : aux Etats Unis, 68% des salariés des entreprises se déclarent non investis. Au rythme où vont les choses, 50% des plus grosses entreprises changeront tous les 5 ans. Ce serait un « crime » de ne pas adapter nos organisations à ce nouveau contexte.

« Personne n’a de théorie », poursuit il.

Alors, où trouver l’inspiration ? Dans l’observation des fourmis, par exemple ! La reine ne fait que procréer, c’est la directrice des Ressources Humaines. Lorsque le soleil est trop présent, les fourmis ne travaillent pas et si l’une est défaillante, une autre la remplace instantanément. Recrutement, polyvalence, adaptabilité, tels sont les concepts à méditer…

6 évolutions fondamentales

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Mais parce qu’une keynote reste une keynote, Dignan nous propose de repartir avec 6 évolutions fondamentales, et parfois disruptives, à garder en tête au moment de penser l’organisation de demain :

  1. Arrêter de se focaliser sur le profit, mais se recentrer sur le but, ce qui donne du sens. Ce que l’on fait a-t-il du sens pour les gens ?
  2. Plus communément admis : bannir les silos et privilégier les réseaux. Est ce qu’en agissant, on profite des leviers et on fait grandir les réseaux de gens et de technologie ?
  3. Ne pas passer trop de temps à planifier mais être attentif à « l’émergence ». Faire des plans n’a plus de sens au regard du rythme des changements en cours. Etre attentif à ce qui émerge, c’est se fier aux données, renoncer à avoir trop de conviction : « one day of data is better than one year of planning ». Pour cela, il faut tester et apprendre. L’empirisme encore et toujours, Hume contre Descartes.
  4. Dans le même esprit, plus question de trop s’intéresser à l’efficience. Il s’agit de valoriser l’adaptabilité. Est ce qu’on ne cherche pas trop à organiser et contrôler les choses pour protéger nos acquis, nos statuts ?
  5. Fi du contrôle a posteriori qui ne produit que de la frustration, vive « l’empowerment ». Qu’est ce que l’autorité et à quoi cela sert il ?
  6. Enfin, l’ère du secret a fait long feu. Il s’agit maintenant d’agir dans la transparence.

On comprend qu’il y a du pain sur la planche de la plupart des grandes entreprises. A défaut d’un exemple applicable immédiatement, Aaron Dignan rapporte comme un point de fuite et de réflexion que l’entreprise Valve, studio US de développement de jeux vidéo n’inscrit sur le descriptif de poste de ses nouvelles recrues que deux choses :

  1. find other great people like you
  2. go find something to do

« Passion + Purpose = Win »

Au chapitre de « l’empowerment », Mark Randall, Chief Strategist, VP of creativity chez Adobe , vient présenter sa « boîte rouge », un processus créé pour stimuler l’innovation produit. Tous les collaborateurs (sans exception, sans choix a priori) reçoivent une boîte rouge qui contient 1.000 dollars, un crédit chez Starbucks pour consommer café et céréales et des instructions pour imaginer une évolution des produits de la maison.

Pas de contrôle des dépenses, pas même de justificatif de frais, pas de friction et… un énorme taux d’échec revendiqué. Au final, 92% des collaborateurs passeront la première étape des instructions qui en comptent six, celle de la motivation et 6% parviendront à la dernière. Et après ? Une boîte bleue. 23 d’entre elles furent distribuées et donnèrent lieu à des projets qui changèrent les produits d’Abode. Et Randall de conclure : « Passion + Purpose = Win »

Moins disruptif, mais aligné sur les mêmes concepts, Gilles Babinet, entrepreneur et Digital Champion de la France à Bruxelles, y va de ses 4 fondements pour entamer la transformation digitale des entreprises :

  • D’abord, reconnaît il, si le top management n’est pas intimement convaincu de ce que change le numérique, s’il ne ressent pas cela comme un profond changement de la donne, çà n’arrivera pas. Car ce n’est pas une partie de plaisir que de s’attaquer aux baronnies et autres modes opératoires cristallisés dans l’histoire.
  • Ensuite, former le personnel « du sol au plafond » est indispensable. Il faut expliquer, un gigantesque travail d’acculturation est à mettre en œuvre. Et ici pas de miracle, il est long.
  • C’est aussi une gestion double de la temporalité justement. Il s’agit de mener en parallèle des plans d’évolution des systèmes et des process et de réaliser quelques preuves de succès rapides.
  • Enfin, il faut penser le futur ouvert, il s’agit de construire une culture de l’ouverture. Et de recommander l’exposition par l’entreprise de ses APIs. Dit autrement, de bénéficier de la richesse de la multitude.

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Tous « responsive » !

A des degrés divers, tous les intervenants sont d’accord : l’entreprise de demain, comme le design aujourd’hui, sera « responsive », c’est à dire qu’elle mettra en place ce qu’il faut pour évoluer en temps réel. La désormais fameuse méthode agile appliquée à la théorie des organisations. Pour cela, il faut accepter un peu de flou et de redondance. Tout un programme.

[1] Yves Morieux est Senior Partner et Managing Director au Boston Consulting Group