Et si nos élites étaient incapables de nous préparer au monde qui vient ?

La transformation systémique que nous vivons a mis le web au centre de nos vies. Mais cette nouvelle organisation sociale est pilotée par les GAFA, désormais trop en avance sur nos élites politiques, dépassées, et tentées de sous-traiter certaines missions à la Silicon Valley qui entend remplacer l’Etat-providence.

L’emprise algorithmique, l’hégémonie des grandes plateformes, le mythe du big data comme remplacement de la connaissance, contribuent à faire disparaître la puissance publique. Seule l’Europe pourrait changer le web. En a-t-elle la volonté ?

Tel est l'un des inquiétants avertissements adressés, juste avant les fêtes, par les Entretiens du nouveau monde industriel qui se sont tenus à Beaubourg.

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Extraits :

La maladie est aggravée par le remède

=> Bernard Stiegler (Philosophe, Directeur de l’Institut de Recherche et d’Innovation) : 

Nous sommes dans une transformation systémique (...) La société industrielle ne va pas bien, mais le numérique – puissance destructrice-- qui devait soigner le malade, est en train d’aggraver la maladie. Le numérique provoque le contraire de ce que nous souhaitions : il accentue l’entropie. Notamment par la fin de la redistribution par l’emploi. Or nous risquons de faire face à la disparition de 50% des emplois.

Aujourd'hui nous n'avons pas de régime de vérité du numérique, car ça suppose un état de droit (...) La disruption, c’est le Far West ! C'est l’exploitation des vides juridiques. Ca ne peut pas durer. Car cela risque de se terminer dans des règlements de comptes à grande échelle.

(...) Aujourd'hui, nous avons une massification de comportements mimétiques pilotés par des puissances exclusivement privées et par le marché. C’est catastrophique. (...) Le marché abandonné à lui-même devient fou.

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Le smart power a été concédé aux Etats-Unis par défaut d’une politique européenne, alors que le web avait été inventé en Europe. Il faut réinventer le web. C’est un enjeu planétaire. Ca passe par une nouvelle politique de recherche. Car dans le smart power, le savoir est fondamental. Mais l’action politique arrive toujours trop tard.

L’Europe a une responsabilité fondamentale et les moyens de déplacer la donne pour renforcer les potentialités de justice.

Certes, l'immense marché ne va pas se désinstaller : mais comment y faire croître des alternatives ? C'est impossible sans la puissance publique. Créer de nouvelles possibilités macro-économiques et ne plus être sous la domination de la micro-économie.

Les modèles du web sont extrêmement entropiques (...) L’économie contributive à la Google repose sur le travail gratuit, qui crée de l’insolvabilité dans le système. Il faut une économie de contribution qui soit solvable.

Nous sommes devenus des fourmis numériques. Nous sommes tous calculés. Ne nous laissons pas leurrer par le storytelling libertarien. 

L’emprise algorithmique et l’hégémonie des grandes plateformes

=> Dominique Cardon, sociologue au Laboratoire des usages d’Orange Labs :

Nous sommes dans une alliance entre libéralisme et individualisme, une complicité entre l'idéologie libérale de la Silicon Valley, qui offre de nouvelles capacités d'action et de liberté aux citoyens, et une forme de transformation sociale qui vise l’individualisation. Et on oublie la justice et l’égalité.

(...) L’échelle européenne est vitale. La diversité du web est menacée. La gouvernalité est devenue marchande. On a besoin de l’Etat pour lutter contre la gouvernalité du web par les grandes sociétés américaines. On a besoin des chercheurs et de la puissance publique

Le travail numérique, c'est +vous croyez faire X et en fait vous travaillez pour Y+ ! Et ça ne vous décourage pas !

Les algorithmes ne sont pas loyaux. Il y a beaucoup de manipulation. On a besoin d’un audit de la manière dont on est calculé. Il faut repenser le contrat social entre les internautes et les calculateurs d’algorithmes. On poursuit les géants du web avec des copies d’écrans : c’est risible. Il faut des machines et des chercheurs. Et imaginer aussi d’autres manières de classer. 

La Silicon Valley veut remplacer l’Etat-providence !

=> Evgeny Morozov, écrivain, journaliste, critique du solutionisme technologique : 

 

Je suis extrêmement déprimé. Le numérique est en train d’être transformé par une vaste prise de contrôle de nos vies par les grandes et très rentables compagnies américaines qui coopèrent avec la NSA. On a très peu de contrôle sur cela. Via nos données, nos vies sont désormais reliées au marketing mondial. Au motif qu'on nous propose des choses moins chères et plus sociales.

L’ironie c’est que tout cela est très clair et se passe sous nos yeux mais que les citoyens ou les Etats ne veulent pas le voir.

(...) Aujourd’hui les intérêts sociaux et politiques des gens sont promus et défendus par la Silicon Valley. Tous les domaines sont désormais touchés : l’éducation, la santé, les transports, et bien sûr les communications. Et ces firmes ne souffrent pas de la mauvaise image de leurs ainées comme les Exxon ou Goldman Sachs.

Mais c’est un piège. La Silicon Valley est le principal véhicule de célébration de la puissance du marché aujourd’hui. Elle joue le rôle des grands mouvements de privatisation des années 80. Nous vivons dans le nouveau +consensus de la Silicon Valley+ (après celui de Washington qui a dominé les 30 dernières années). La réthorique est la même.

Il n'y pas de système alternatif.

(...) Les gouvernements européens ont passé un compromis très néfaste avec ces firmes, malgré les pressions de certains secteurs locaux, comme en Allemagne.

Google et les autres semblent devenir les fournisseurs par défaut de l’émancipation, de la mobilité et du temps libre des citoyens. Vous êtes obligés de plonger sinon vous devez accepter une taxe sur votre temps libre. Avec Google Now, assistant personnel optimisé par les données de l’utilisateur, qui libère les citadins débordés de tâches basiques, vous échangez une surveillance ubiquitaire 24/7 contre une heure de temps libre ! 

Bientôt, c’est Google qui vous dira si vous consommez trop d’énergie ou si vous mangez trop ! 

Il n'y pas d'effort en Europe pour penser cela. Pendant ce temps, les gouvernements redéfinissent leur rôle : ils dérégulent les marchés et re-régulent les citoyens !

Quand la gauche abandonne la technologie, elle abandonne les jeunes

=> Julian Assange, informaticien et cybermilitant australien, fondateur de WikiLeaks / par liaison type Skype : 

D’un point de vue politique, la technologie pilote l’orientation actuelle du monde. Les jeunes comprennent aujourd’hui des choses que les plus âgés ne sont pas en mesure de comprendre. C’est leur avantage compétitif. Donc, quand la gauche abandonne la technologie, elle abandonne aussi les jeunes. 

(...) La Silicon Valley pense que les machines vont être si puissantes qu’elles vont créer un paradis et une autre forme de réalité. C’est une philosophie religieuse qui unit une grosse partie de la Silicon Valley. C’est extrêmement dangereux.

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Les milieux politiques US estiment que Google fait partie de la famille. Il n’y pas de vraie séparation entre Google et le gouvernement US. Google agit comme le Département d’Etat en finançant ceux qui les critiquent. Facebook aussi.

Quand vous regardez comment ça marche, vous voyez que les choses sont +mal barrées+. Mais vous n’avez pas le choix. Il faut rester ici ! Nous n'avons pas d’autres endroits où vivre !

Disparition de la puissance publique

=> Christian Fauré, Partner, OCTO Technology : 

 

Nous n'avons encore rien vu avec la Blockchain, peut être la technologie la plus disruptive jamais observée. Elle repose sur une utopie libertarienne et peut constituer un levier de disparition de la puissance publique et des tiers de confiance. En produisant du consensus à la demande, distribué, une infrastructure de certification, elle crée un nouvel espace public.   

Exemple : la vocation du Bitcoin, qui repose sur la Blockchain, est de se passer des institutions financières.

Le mythe du big data comme remplacement de la connaissance.

=> Giuseppe Longo, Directeur de Recherche (DRE) CNRS au centre interdisciplinaire Cavaillès (République des Savoirs, Collège de France et l’Ecole Normale Supérieure, Paris) : 

 

Les grandes bases de données entendent remplacer la construction classique des connaissances scientifiques.

La machine trouve des corrélations, puis des règles, puis des prédictions pour agir. Avec les grands nombres croît le risque de devenir tous gris ! Risque aussi sur la pensée critique et scientifique. Le formatage nous rend tous identiques.

Internet, lieu des biens communs du 21ème siècle.

=> Axelle Lemaire, Secrétaire d’Etat Chargée du numérique : 

On a besoin de perturbation pour critiquer le système établi. Mais je m’en méfie un peu. La disruption sans objectif social, sans politique publique, peut être dangereuse : elle peut écarter des gens, faire sombrer dans la technophilie, faire perdre de vue la politique. Notamment au vu des rapports de force internationaux.

Attention au +si c’est bon pour l’utilisateur au niveau international, même si c’est illégal, alors il faut changer la loi !+

On doit questionner l’idéologie qui est derrière (…) on balaie trop rapidement le pouvoir de décider collectivement. Internet, est le lieu des biens communs du 21ème siècle.

(...) Face à l’exploitation massive des méga-données, du traitement algorithmique et de la robotisation, on attend une loyauté des plateformes. Nous souhaitons le début d’un « principe de loyauté ».

Les socles juridiques sont mis en cause. La justice sociale et des territoires n’est pas naturelle au monde du web.

(...) Nous voulons une gouvernance plus redevable du web, qui aujourd'hui favorise trop les sociétés américaines, et exclut l’intérêt général.

Mais il est dur de mobiliser : l’individualisation des particuliers se retrouve au niveau des Etats.

(Full disclosure : France Télévisions est l'un des partenaires industriels de l'IRI, dirigée par Bernard Stiegler)