La technologie oui, mais avec le recul et l'éthique qui s'imposent

Par Emilie Balla et Alice Pairo, France Télévisions, Direction de la prospective

"Science sans conscience n'est que ruine de l'âme". La formule de Rabelais reste de mise aujourd'hui.

Lors de la Maddyness Keynote, journée consacrée à l'innovation et à la prospective la semaine dernière à Paris, les experts en matière de robotique et de data ont fait preuve de recul. Un emploi raisonné de la technologie a été encouragé, la place de l'humain et de l'éthique dans les grands défis et changements qui nous attendent, très souvent mentionnée. Face au génie créatif de l'homme, réflexion et maîtrise sont plus que jamais cruciales. 

Remettre la data à sa place

La data induit de nombreuses problématiques relatives à l’homme : comment les emploie-t-il ? Comme les comprend-t-il ? Les mises en garde sur le sujet abondent, et il devient important de les nuancer ou d’apporter des alternatives.

Pour Laurence Parisot, actuelle vice-présidente de l’IFOP qui collecte plus de 60 millions d’informations par an et possède aujourd’hui 4,6 milliards de données, la data est au centre des problématiques. L’humanité est devenue « un computer géant » dans lequel on élabore sans cesse « classements, palmarès, rankings, statistiques ».

« Aujourd’hui on compte tout » déclare-t-elle, « nos affinités, notre sommeil, nos pas… ». Ce désir nouveau et permanent qui consiste à s’appuyer sur les chiffres n’est pas sans incidence sur plusieurs domaines périphériques comme la politique ou encore le journalisme. On le voit par exemple avec la mise en place de l’open data ou le développement du métier de data journalist. Selon elle, on peut aller jusqu’à se demander si nos démocraties – pour certaines, en voie de fragilité – ne vont pas s’orienter vers une forme de data démocratie. Un mouvement qui aurait peut-être même déjà commencé et dont la manifestation « Occupy Wall Street » dont le slogan très data est symptomatique : « Ce que nous avons tous en commun, c'est que nous sommes les 99 % qui ne tolèrent plus l'avidité et la corruption des 1 % restant ».

Mais selon elle « le big data ne mérite ni cet excès d’honneur ni l’indignité qui lui est adressé ». La data est une occasion d’innovation, de création et de découverte, dont les apports doivent être envisagés avec nuances et recul. Une prudence nécessaire face aux erreurs dans lesquelles on peut aisément tomber. « Qui numerare incipit, errare incipit » (celui qui compte est celui qui se trompe), comme le dit le professeur de mathématiques Morgensen. Au contact permanent des chiffres, il savait qu’il était important de garder à l’esprit que ceux-ci pouvaient facilement nous induire en erreur, comme établir de fausses corrélations par exemple.

« Nous ne devons pas tomber dans l’illusion des chiffres, ne pas être naïf, angélique face à l’illusion du quantum »

Selon Laurence Parisot, il est crucial de redonner la primeur au jugement de l’Homme. Elle rappelle son importance, avec ce que cela comporte d’émotions et d’intuition. La décennie qui vient verra apparaître des enjeux considérables autour de la data, et les gouvernements qui sauront développer avec le big data une approche éthique auront à moyen et long terme un temps d’avance.

 « Tout ce qui est quantitaviste est formidable, mais l’homme reste l’homme et le jugement humain reste toujours ce qu’il y a de plus important » a-t-elle déclaré.

Pour Caroline Goulard, fondatrice de Dataveyes, entreprise spécialisée dans la traduction de données en interfaces, nous construisons actuellement avec les données chiffrées un monde que l’on comprend de moins en moins. Par sa nature et sa quantité, la data se révèle souvent incompréhensible à l’homme. D’où l’importance d’interfaces qui nous la rende accessible.

« Nos ordinateurs, nos logiciels, ont été faits pour produire des quantités toujours plus grandes d’informations mais notre cerveau n’est pas scalable comme peut l’être un logiciel et on est en train de se laisser dépasser »

De la même façon que des sons sont inaudibles pour l’oreille humaine, des algorithmes commencent à devenir insaisissables pour le cerveau humain. Si l’on a pu construire des outils pour rendre ces sons audibles, on doit aussi mettre au point des systèmes qui rendent ces données intelligibles.

Cette problématique humain/données sous-tend plusieurs défis, parmi lesquels :

  • la compréhension, par la traduction de données dans un langage plus accessible,
  • le maniement, offrir à l’utilisateur l’occasion de naviguer dans ces données (à l’image par exemple de ce que réalise l’entreprise Oblong)
  • et l’attention, par l’intégration de ces données dans des univers qui favorisent la concentration

Pour la fondatrice de Dataveyes, «  il ne s’agit pas seulement de construire des interfaces mais aussi de designer des interfaces qui vont rendre les humains plus conscients plus capables et plus responsables ».  Ces approches, qui rendent les données plus humaines, loin du langage parfois opaque du code, encourage un comportement plus cognitif et donc une meilleure compréhension.

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Dispositif réalisé par Dataveyes pour Orange Cinéma Series (OCS) illustrant les discussions Twitter autour de la saison 4 de la série "Game of Thrones" (dataveyes.com)

Les transhumanistes envisagent sereinement le futur

Le transhumanisme n’est pas nouveau. Ce mouvement culturel et intellectuel est apparu dans les années 1980 et peut être assimilé à celui du "technoprogressisme", dans la lignée de celle initiée par les philosophes des Lumières. Pour Olivier Nérot, représentant de l’Association française transhumaniste, notre cerveau aurait instinctivement tendance à craindre l’avenir. Notre première peur concernerait l’appropriation des propriétés humaines par la machine. Olivier Nérot souhaite inverser ce constat. L’Homme serait selon lui, capable de s’humaniser face à un robot ou tout autre objet connecté, comme cela a été le cas il y a quelques années avec les Tamagotchi, ces petits animaux de compagnie virtuels.

En ce sens, l’Homme humanise l’objet, ce n’est pas lui qui nous "machinise". La technologie ne devrait alors pas nous effrayer, puisque notre cerveau s’adapte progressivement à elle. Nous sommes certainement à un passage de seuil qui remet nos croyances en cause et change notre perception de la réalité. Olivier Nérot, en humaniste convaincu, encourage : « il faut sortir de ces peurs », afin d’être dans une étape de co-évolution, avec laquelle on peut « construire un avenir dans un continuum à la fois artificiel et naturel. » Ceci n’est possible que si l’on conserve un peu d’humilité, en ne se considérant plus comme en haut de la pyramide.

Si Jean-Michel Besnier, professeur de Philosophie à l’université Paris-Sorbonne, reconnait que nous sommes incontestablement dans un monde technologique, il nuance toutefois les propos d’Olivier Nérot, et nous met en garde. « Toutes les bêtises du monde sont possibles avec les nouvelles technologies ». Le professeur Besnier se positionne davantage pour un emploi raisonné de la technologie au service des individus, insistant sur un retour en force du langage pour prendre le temps de la réflexion et de la discussion avant d’agir.

Selon lui, le transhumanisme représente un réel « levier d’innovations », qui pourrait nous mèner on ne sait où. Ce courant de pensée sert aussi le marché des objets connectés. Besnier constate un désamour de l’humanité pour elle-même ; « l’Homme produit des catastrophes alors on décide de déléguer aux machines », mais à quel prix ? Le tout reste de ne pas se faire imposer des mutations qu’on ne désire pas.

L’effet wow passé, les robots ne sont pas toujours les bienvenus

Quelle est la place des robots dans nos vies ? « Elle n’est pas définie, le robot pourrait se situer entre l’animal de compagnie et l’ami » a declaré Ramesh Caussy, co-fondateur de Partnering Robotics.

Cet ancien enseignant en management, est devenu inventeur de robots utiles qui effectuent les tâches que l’individu n’est pas en mesure de faire. Sa création phare le DIYA One, un robot 100% français, est dotée d’une intelligence artificielle réalisée à partir de neurones artificiels. Il est capable d’intégrer les changements environnementaux pour se déplacer en autonomie, mais sa véritable fonction est d’aspirer l’air, trop souvent mal ventilé et pollué que nous respirons afin de le purifier.

Grâce à sa centrale d’air modulable, il permet également aux bâtiments de consommer moins d’énergie. Contrairement à l’accusation récurrente faite aux robots, Ramesh Caussy pense pouvoir créer des emplois dans certains secteurs en fonction des besoins. Bien que créateur de nouveaux modèles, cet inventeur estime que « notre époque n’est pas suffisamment mature technologiquement pour assurer les changements technologiques.»

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Le créateur Ramesh Caussy et son robot Diya One

Santé : on garde les médecins (pour le moment)

« L’accès à un médecin, partout, tout le temps » ? C’est le crédo de Franck Baudino, médecin généraliste, qui a travaillé sur les différents systèmes de santé dans les pays développés et en développement, pour mieux les analyser. Aujourd’hui PDG de l’entreprise Health 4D, il s’est penché sur les déserts médicaux, de plus en plus nombreux en France, et a décidé de résoudre ce problème à l’aide des nouvelles technologies.

Franck Baudino a ainsi fait installer des cabines de télémédecine dans des espaces français sans médecin, permettant la mise en relation d’un patient avec un professionnel de santé formés à la téléconsultation. Se faire osculter sans le médecin mais en interaction avec un médecin à distance. Pour le moment...

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Une cabine de télémédecine lancée par l'entreprise H4D