Ecole 42 : apprenez leur aussi à penser

Par Guillaume Sire, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris 2 Panthéon – Assas. Billet invité

 

   A Monsieur Xavier Niel, président de l’Ecole 42, et Monsieur Nicolas Sadirac, directeur général de l’Ecole 42,

Votre école d’informatique a fêté cette année ses trois ans. Sa vocation est, pour rappel, de remplir un espace laissé vide par des institutions inadaptées au monde contemporain, lequel se trouverait « coincé (je vous cite) entre d’une part l’université, qui propose une formation pas toujours adaptée aux besoins des entreprises mais qui est gratuite et accessible au plus grand nombre, et d’autre part les écoles privées, chères, dont la formation est assez qualitative mais laisse sur le côté de la route le plus grand nombre de talents, voire de génies, que nous pourrions trouver en France ».

Le projet de l’école 42 est louable, original et intéressant à bien des égards : autonomie des étudiants, évaluation par les pairs, etc. Je ne vais pas m’étendre sur les compliments que vous faites si bien vous-mêmes. Cependant, en observant le programme, je m’aperçois qu’il n’y a aucun cours de sciences humaines et sociales dans la maquette : la philosophie, la sociologie, la science politique et la psychologie ne sont pas enseignées aux prétendus « génies ». L’économie et le droit sont également absents ou presque.

Vous le savez vous-même parfaitement, au point que vous ne cessez de le dire partout où vous allez, les technologies numériques ont pris une place centrale dans notre société. Autrement dit, l’action des informaticiens a un impact politique et culturel, et non pas seulement un impact économique. Les « geeks » jouent un rôle social qu’il serait imprudent de minimiser. C’est pourquoi ne pas leur enseigner les Humanités alors même qu’on prétend les former, c’est un peu comme si on donnait des cours de grammaire et d’orthographe à des journalistes sans leur faire connaître le paysage politique et culturel où ils s’apprêtent à jouer un rôle de catalyses.

Ceux qui prétendent étudier l’informatique doivent comprendre ce qu’est l’informatique, et non pas simplement ce qu’elle fait. Ils doivent être sensibilisés aux enjeux liés à la gouvernance d’Internet et connaître les tenants des débats concernant la neutralité du réseau, le statut des intermédiaires, la protection de la vie privée, le Big Data ou le web sémantique. Ils doivent comprendre les enjeux économiques liés à la régulation des marchés multiversants et au devenir de la propriété intellectuelle. N’êtes vous pas vous mêmes confrontés à ces enjeux tous les jours ? Voulez-vous que les étudiants de l’Ecole 42 deviennent des individus intelligents, qui auront conscience du rôle qu’ils jouent dans l’espace social, ou des soldats utiles, qui obéiront sans se poser de question ? Voulez-vous qu’ils programment ou qu’ils soient programmés ? Comptez-vous leur enseigner le code sans leur apprendre à décoder ?

Les universités ne sont peut-être pas aussi inutiles et inadaptées que vous le croyez. Réfléchir, même si ça ne rapporte pas d’argent dans l’immédiat, n’est pas forcément inutile, et c’est cela, précisément, qui permet aux êtres humains de s’adapter. Apprenez à vos étudiants à coder, oui, mais n’oubliez pas que des étudiants ont aussi, et surtout, besoin d’apprendre à penser.

 

Guillaume Sire est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris 2 Panthéon – Assas. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages et de nombreux articles scientifiques concernant les technologies numériques. Il publie également un roman chez Plon, le 25 août prochain, dont l’intrigue se déroule dans la Silicon Valley et dont les protagonistes ont décidé de détruire Internet.