VivaTech : l'IA sur le tapis rouge

La capitale des Lumières serait-elle en train de se transformer en « capitale de l'intelligence artificielle » ? C'est ce qu'a affirmé le président Emmanuel Macron mardi, lors d'une rencontre avec les leaders du secteur. Ce grand discours intervient la veille de l’ouverture de VivaTech, plus grand salon européen consacré aux nouvelles technologies.

Par Aude Nevo et Alexandra Klinnik du MediaLab de l'Information de France Télévisions

A défaut de voir les stars du cinéma à Cannes, ce sont bien les stars de l’IA qui ont défilé au salon VivaTech. Parmi elles, Dario Amodei, co-fondateur de l'entreprise américaine d'intelligence artificielle Anthropic, Arthur Mensch, patron et co-fondateur de la startup française Mistral AI, Yann Le Cun, directeur du laboratoire de recherche sur l'intelligence artificielle du groupe Meta, et le controversé patron de X, Elon Musk, qui a fait une apparition en visioconférence, devant ses adorateurs. Mais VivaTech, c’est avant tout une place de marché. Derrière chaque robot, chaque voiture, chaque casque de réalité virtuelle, se profile un entrepreneur en quête de financements. Cette année, l'IA a dominé presque toutes les discussions. Le monopole de la Chine et des États-Unis a été largement débattu, alimentant la crainte des Européens de manquer le coche. Un fossé s’est creusé entre la grande majorité, désireuse d'innover toujours plus rapidement, et ceux, plus prudents, qui appellent d'abord à la régulation. Résumé des points clés.

Le journalisme, grand absent ?

À VivaTech, temple du business et de la start-up nation, le journalisme est rarement à l'honneur. Organisée par Publicis et Les Échos, cette grand- messe des « technolâtres » ouvre grand ses portes à ses invités, qu'importe leur pedigree, pourvu qu'ils exercent une influence économique notable. Cela est particulièrement vrai lorsqu'il s'agit d'Elon Musk. En terrain conquis, le magnat des affaires libertarien est intervenu à distance devant un public en extase, réuni dans le Dôme de la Porte de Versailles.

Maurice Lévy, président de VivaTech et Elon Musk, à distance.

  • Si l’on se réfère au titre original de la conférence, « Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur Elon Musk (sans oser le demander) », clin d’œil (daté?) au film de Woody Allen, la session promettait d’être franche et directe. La salle avait été assurée de pouvoir poser ses questions (« en 15 secondes top chrono »), l'orateur se revendiquant comme un ardent défenseur de la liberté d'expression. Si le milliardaire s’est plié de bonne grâce aux questions conventionnelles et admiratives de ses fans survoltés (telles que « Quelle est votre plus grande peur ? », « L’IA », « Votre plus grand espoir ? » — « Mars »), il a fait preuve de grossièreté face à la seule interrogation critique de la session. Lorsqu'une journaliste de Business Insider a soulevé les problèmes rencontrés par Tesla, « qui traverse une période tumultueuse avec des ventes en baisse, une chute en bourse et des licenciements », il a préféré l'humilier directement : « Passons à la question suivante, car je ne pense pas que Business Insider soit une publication sérieuse », suscitant les rires moqueurs de ses partisans. Un véritable « bad boy » dans la cour d'école, affichant ouvertement son mépris pour les médias qui ne pensent qu'au « nombre de clics ». En maître de cérémonie, Maurice Lévy, président de VivaTech, n’a pas levé un sourcil mais a préféré remercier mille fois son hôte de marque, de faire « l’honneur de sa présence »… dans un événement également organisé par un média, les Échos !
  • Dans cet exercice très cadré, il a été beaucoup question d’intelligence artificielle, “star du show Vivatech”. En début de semaine, Elon Musk a annoncé déployer son service d’intelligence artificielle, Grok, développé par sa start-up (xAI) en Europe à tous les utilisateurs ayant un abonnement X Premium. Grok sera le robot d’IA le plus drôle possible, car “si on doit tous mourir un jour, autant mourir en riant”. Pour lui, les algorithmes de Google, d’OpenAI et de Microsoft ne sont pas efficaces : “Mon inquiétude, c’est qu’ils font du politiquement correct, c’est dangereux. Le mieux pour l’IA ? C’est de penser par elle-même, d’être curieuse, c’est ce qui sera le mieux pour l’humanité. Ces IA ont été entraînées pour mentir.  Demandez à ChatGPT de vous générer une image de Waffen-SS, il en créera une d’un groupe de femmes issues de la diversité. Ce n’est pas la vérité”.

La Chine, un concurrent de taille dans la course à l’IA 

Comme chaque année, un panel d’intervenants venant de toute part a pris la parole lors des conférences. Robin Li, cofondateur et directeur général de Baidu, le moteur de recherche chinois a évoqué ses projets en matière d’IA dans la conférence « AI View from China ».

 Robin Li, cofondateur et directeur général de Baidu, et Maurice Levy, président du conseil de surveillance de Publicis Groupe. 

 Les points clés 

  • Le Google chinois est l'un des acteurs du pays les plus avancés dans l'IA. Là où la concurrence veut trouver le modèle de langage le plus performant, Baidu cherche la « super app » qui révolutionnera le secteur : « Aux États-Unis et en Europe, tout le monde se concentre sur la mise au point du modèle de fondation le plus avant-gardiste. Mais en Chine, les gens se demandent de plus en plus quelle sera l'application qui fera la différence à l'ère de l'IA » explique Robin Li. Sans le citer, il est possible que l’homme d’affaire fasse référence au succès de WeChat, messagerie largement déployée en Chine dont le succès pourrait l’avoir inspiré. Selon lui, une approche axée sur les applications peut « accélérer la transformation de l'ère de l'internet à l'ère de l'IA ». Cette super-app prendra-t-elle la forme d’un chatbot ?
  • Ernie, l’équivalent chinois de ChatGPT, a été lancé par Baidu en mars 2023. Peu connu en Europe, il est pourtant largement implanté en Chine et compte aujourd'hui 200 millions d'utilisateurs. Pour Robin Li, l’enjeu est de créer le meilleur modèle possible sur le territoire chinois : « Nous ne sommes pas aussi bon qu'OpenAI en anglais. Mais nous surpassons ChatGPT4 en chinois car Baidu est principalement entrainé avec des données chinoises ». Selon lui, « les européens devraient travailler sur des données dans leur propre langage pour espérer devenir des forces dominantes de l’IA ». Si Mistral Large, le LLM (large language model), de la startup française est par exemple entraîné en parti sur des données françaises, la proportion n’a pas été communiquée. 
  • Pour entraîner un LLM, il faut une quantité immense de données. Pour Robin Li, ce n'est pas tant l'accès à ces données qui pose problème, mais leur traitement. Cela requiert de nombreux ingénieurs, une ressource parfois insuffisante.
  • L’entrepreneur a également fait part de ses réserves quant à l’arrivée prochaine d’une intelligence artificielle qui puisse surpasser l’esprit humain. Selon lui, les « AGI » (artificial general intelligence) ne sont pas prêtes d’arriver sur le marché.  « Nombreux sont ceux qui spéculent sur l'arrivée de l'AGI, avançant des délais de deux à cinq ans. Pour ma part, je pense que cette technologie ne sera pas disponible avant au moins une décennie » a-t-il affirmé.
  • Accélérer à tout prix : c'est le vœu de Robin Li. Interrogé sur ses plus grandes craintes pour l'avenir, il répond : « Tout le monde est surpris par la vitesse à laquelle la technologie a progressé ces deux dernières années, mais pour moi, ce n'est pas encore assez rapide. C'est trop lent ».
  • Cette pensée est pourtant en adéquation avec plusieurs autres intervenants du salon, qui semblent oublier le chaos potentiel d’un manque de régulation de l’IA en termes de discrimination, de propriété intellectuelle, et de désinformation. Bruno le Maire, lors de sa visite surprise afin de remplacer Emmanuel Macron en visite en Nouvelle-Calédonie a affirmé : « l’Europe doit retrouver le goût du risque afin de créer l’IA française et européenne dont nous avons besoin pour notre économie ». 

« Ne travaillez pas sur les LLM's, ils sont entre les mains des grandes entreprises ».

Madhumita Murgia, rédactrice IA en chef chez FT et Yann LeCun VP & Chief AI Scientist chez Meta.

 Les points clés 

  • Lors de son intervention, Yann LeCun, VP & Chief AI Scientist chez Meta, a souhaité s’adresser aux étudiants. « Ne travaillez pas sur les LLM's, ils sont entre les mains des grandes entreprises. Il n'y a rien que l'on puisse mettre sur la table, vous devriez travailler sur la prochaine génération d’IA ».
  • Le « baron du deeplearning » comme il se fait appeler, a également déclaré que les LLM ont une maîtrise limitée de la logique et n'atteindront pas le niveau d'intelligence humaine : « L’intelligence n'est pas une échelle linéaire. Il existe un écart entre l'intelligence que nous pouvons reproduire et l'intelligence humaine ». « Les machines ne comprennent pas le monde réel et n'ont pas de mémoire persistante » poursuit-il.
  • Les entreprises sont de plus en plus réticentes à l’idée de partager leurs modèles en open source à cause de la concurrence : « Au cours des douze dernières années, la communauté s'est considérablement ouverte. OpenAI faisait de la recherche open source, ce qui a contribué aux avancées très rapides de l’IA. Maintenant, des intérêts commerciaux émergent. OpenAI n'est plus du tout ouvert, et Google de moins en moins. Ce changement de paradigme est très mauvais pour l’industrie ».
  • Les applications les plus prometteuses de l'IA ne se trouvent pas chez Méta, mais au sein des start-ups qui développent des systèmes dans des langages peu exploités par l'IA. « Avoir une IA qui communique dans leur propre dialecte offre un accès technologique à des personnes qui en sont actuellement privées », souligne Yann LeCun. À titre d'exemple, il évoque une initiative d'une start-up sénégalaise utilisant un modèle open source pour fournir des informations médicales en français et en Wolof, les deux langues locales du pays. Cette solution facilite l'accès aux soins dans un contexte où consulter un médecin est souvent difficile.
  • Pourquoi les talents ne restent-ils pas en Europe ? « Les futurs chercheurs vont là où ils auront le plus d’impact et le plus de chances de réussir » explique Yann LeCun. Selon lui, « le faible salaire dans la recherche scientifique publique » est l’une des raisons qui poussent les nouveaux acteurs du secteur à claquer la porte. 
  • L’enjeu est de taille pour le président français Emmanuel Macron. S’il n’a pas abordé la question des salaires des chercheurs à l'Élysée lors de son discours sur l'IA du mardi 21 mai, il a annoncé des mesures ambitieuses visant à accroître le nombre de professionnels formés dans ce domaine. Son plan prévoit de passer de 40 000 à 100 000 professionnels formés par an, et un investissement supplémentaire de 400 millions d'euros dans les neuf clusters d'IA français, reconnus comme des centres d'excellence universitaire.

 Où sont les femmes ? 

Bruno le Maire lors de son intervention sur les femmes dans le secteur de la tech.

Les points clés 

  • Les grandes absentes du salon, ce sont les femmes. Valérie Pécresse, présente ce mercredi a déploré ce manque de représentation :« Nous avons besoin de reconvertir beaucoup de Franciliens qui pensent que la tech n’est pas pour eux. Parallèlement, je constate en déambulant dans les stands que les femmes ne sont pas suffisamment représentées ».
  • De son côté lors de son intervention, Bruno Le Maire a promis qu’il était temps de « mettre des quotas dans les classes préparatoires ».
  • Ce constat est également partagé par Béatrice Kosowski, Présidente IBM France, lors de la conférence « From Regulator to Innovator: European AI and Sovereignty ». Selon elle, 85 000 postes seraient vacants dans le secteur du numérique. Il y a donc urgence à former des jeunes dans ce domaine, en mettant l'accent sur la parité, car « autrement, les outputs de l’IA seront biaisés ». Elle souligne que les femmes ne représentent que 32% des effectifs dans les métiers de la tech en Europe, et environ 20% en France.
  • Ce manque de représentation avait été reproché à OpenAI en décembre dernier, lorsque son nouveau conseil d’administration avait évincé toute présence féminine pour devenir le club des “Big Tech Boys”. Parmi les 702 (sur 750) employés qui avaient signé la lettre demandant le retour de Sam Altman après son éviction, plus de 75% étaient des hommes.
  • Les chiffres montrent également un écart de confiance entre hommes et femmes concernant la conduite de projets liés à l’IA. 26% des femmes se disent confiantes, contre 49% des hommes. En cause ? les représentations sociales et les stéréotypes de genre qui pèsent sur l’orientation et l’auto-censure des femmes (syndrome de l’imposteur).

 Les « musk-see » du salon 

Si la présence (à distance) d’Elon Musk, a fait jaser la « techosphère », certaines innovations ont également fait entendre parler d’elles. Tour d’horizon de ces gadgets plus ou moins utiles. 

  • Le secteur de la santé est à l’honneur cette année. La startup SquareMind propose par exemple une technologie pour aider les dermatologues dans le dépistage des cancers de la peau. Ce dispositif automatisé numérise l'intégralité de la peau du patient en très haute résolution à l’aide d’un bras mécanique. « Grâce à l'intelligence artificielle, il peut signaler l'apparition de nouveaux grains de beauté entre deux visites » explique son co-fondateur Ali Khachlouf. Autre démonstration qui a suscité l’émerveillement du public : un fauteuil roulant développé par la startup suisse Scewo qui peut monter et descendre des escaliers en toute sécurité.

  • Mais notre coup de cœur est sans nul doute Buddy, un petit robot à l’allure « kawai » dont le but est d’aider les enfants sur le spectre autistique dans leur apprentissage. Fabriqué par la société française Blue Frog Robotics et désigné en France comme « robot for good », Buddy a été approuvé par le ministère de l’Éducation nationale. Présenté comme « un compagnon émotionnel avec qui l’enfant pourra nouer un lien social », Buddy permet aux petits d’interagir avec un avatar ayant des traits humains (deux yeux, une bouche) sans le stress que pourrait générer une interaction réelle. « Buddy permet de simuler certains codes sociaux mais n'a aucune conscience de ce qu’il est », souligne un développeur présent au stand. Un autre projet en cours vise à utiliser Buddy pour réinclure en classe les enfants en situation d’exclusion. L’initiative née sous l’impulsion de la Fondation des hôpitaux de France présidée par Brigitte Macron a été lancée auprès de 2000 enfants malades. À l’aide d’une tablette disponible dans leur chambre d’hôpital, les jeunes patients peuvent contrôler le petit robot à distance, parler à travers lui, entendre le professeur et répondre aux questions. Des tests sont en cours pour mesurer les impacts socio-psychologiques du dispositif sur les patients. Si les résultats sont positifs, Buddy pourrait être déployé à plus grande échelle. Toutefois, on peut se questionner sur le coût d’un tel programme et son déploiement réel par la suite. L’éducation nationale étant déjà en proie à des restrictions budgétaires, qui financera ces Buddy dans nos écoles ? 

  • Évidemment, certaines innovations auraient pu rester au stade de l’idée. Par exemple, SmartGolf est un fournisseur de services de golf nouvelle génération, qui propose une analyse du swing et un coaching par l'IA sans balle. Le but ? Pouvoir faire du golf directement de chez soi. Pratique lorsque l’on n’a pas de terrain à proximité. Un gadget qui n’est pas sans rappeler wii sport, disponible pour la modique somme de 450 dollars. Mais le plaisir du golf ne réside-t-il pas dans le fait de taper la balle ? Du côté automobile, comme chaque année, de nombreux modèles de voitures aux designs toujours plus futuristes se sont fait concurrence. Une dizaine de constructeurs étaient présents, avec des promesses marketing plus ou moins similaires, englobant IA, énergie verte, pilotage automatique etc. Parmi eux, le cybertruck de Tesla s’est fait remarquer par ses dimensions hors norme : 5,69 mètres de longueur sur 2,4 mètres de largeur pour 3 tonnes. Non commercialisé en France (et pas prêt de l’être), le pick-up en acier inoxydable est disponible aux Etats-Unis pour environ 100 mille dollars.

 

  • Airbus a également présenté ses innovations les plus ambitieuses à VivaTech. Le cheval de bataille du géant de l'aérospatiale ? Permettre aux avions de se déplacer en totale autonomie dans les aéroports. Le projet intègre des technologies telles que l'automatisation avancée, la vision par ordinateur, et l'apprentissage automatique. Une menace pour la sécurité selon certains syndicats de pilotes. Pour minimiser l'empreinte carbone de ses essais, Airbus utilisera un camion électrique, le « Air-truck » qui reproduit les fonctions d'un cockpit d'avion. Le stand proposait également d’effectuer un vol simulé au-dessus d'Osaka à bord d'un taxi aérien du futur. L’occasion de faire un parallèle avec le volocity, un taxi volant proposant une offre 100% électrique et décarbonée. Déjà présenté au salon en 2022, il devait effectuer ses premiers vols commerciaux à l'occasion des JO de Paris 2024 pour environ 250 euros. Deux ans plus tard, le taxi volant du futur sillonnera bien le ciel de Paris afin de profiter de la vitrine médiatique des Jeux Olympiques, mais sans client ! 

Conclusion

En conclusion, la transformation de Paris en une "capitale de l'intelligence artificielle" semble bien en marche, soutenue par les ambitions du président Emmanuel Macron et l'engouement généré par le salon VivaTech. Au-delà des innovations gadget, des exercices de com' de la part des politiques, de l'aliénation de certains tech lovers, de la recherche du business à tout prix, cet événement a rassemblé les acteurs les plus influents du secteur, témoignant de l'importance croissante de l'IA dans les discussions technologiques et économiques. Rappelons que la France accueillera, les 10 et 11 février 2025, la prochaine édition du sommet international de l'intelligence artificielle.