Législatives : Entre Matriochka, edits et trackers, la drôle de bataille des élections sur les réseaux sociaux

Alors que la campagne pour les élections législatives anticipées des 30 juin et 7 juillet s'annonce historiquement courte, la couverture médiatique doit suivre son rythme effréné. Journalistes et citoyens se retrouvent désarmés face à une situation inédite, marquée par la désinformation, les conflits entre créateurs de contenus et les efforts éducatifs des nouveaux acteurs médiatiques. Dans ce maelström d'informations incessantes, la navigation est difficile. Retour sur une couverture médiatique fragmentée.

Par Aude Nevo du MediaLab de l'Information de France Télévisions.

Une couverture médiatique qui manque de clarté

Le 10 juin, lendemain de l'annonce de la dissolution de l'Assemblée nationale, l'incertitude règne. La question de l'inscription sur les listes électorales reste floue : peut-on encore s'inscrire ? Les médias n'apportent pas de réponse claire, alimentant davantage la confusion. Même problème sur les réseaux sociaux. Les messages sont contradictoires. L’appel d’un utilisateur de X (feu Twitter) a par exemple été retweeté 6 000 fois : « La date limite pour s’inscrire sur les listes électorales c’est aujourd’hui. Faites-le ça prend deux minutes ! ». Le site du gouvernement lui-même affichait la date limite au 10 juin, jusqu’à mettre à jour son contenu plus tard dans la journée. Il n’était en réalité, déjà plus possible de s’inscrire aux élections législatives, en raison de la proximité avec le premier tour.

La Fondation Jean-Jaurès souligne dans une étude récente que « la campagne européenne n’existe pas », dans les médias français. Mais l'intérêt soudain suscité par la dissolution de l'Assemblée nationale par Emmanuel Macron ravive les débats. « Jamais je n'ai vu autant de discussions et d'interrogations parmi les collègues », témoigne Jean-François Breviere, délégué syndical Unsa de l’entrepôt Lacoste à Troyes, à Médiapart. Cette situation inédite soulève des questions : les élus seront-ils en poste pour cinq ans ? À partir de quand le temps de parole des candidats-est-il décompté ? Quelles sont les alliances qui se forment ? La dernière dissolution de l'Assemblée remonte à 1997, laissant médias et citoyens désarmés face aux enjeux complexes de cette décision politique.

En parallèle, les médias naviguent dans un environnement où la désinformation propulsée par l'intelligence artificielle et l’ingérence russe deviennent plus préoccupantes que jamais. Les fausses informations, souvent basées sur des images manipulées, deviennent monnaie courante, compliquant davantage la compréhension du paysage politique actuel.

« Dans ce paysage politique bouleversé, il faut aider les électeurs à se repérer » insiste le consultant Maxime Loisel sur X. « Les sites d’information devraient proposer des formats accessibles pour clarifier les positions des candidats et les alliances dans chaque circonscription. Typiquement, on aurait dès maintenant besoin d’un tracker des réactions chez les élus LR. Qui est ouvert au rapprochement avec le RN ? Qui s’y oppose ? Qui ne dit rien ? ». En partageant un format du New York Times en guise d’exemple.

La désinformation s’invite aux élections

À deux semaines des élections législatives, la menace de la désinformation pèse lourdement sur le scrutin. Selon le média Paris Normandie, le programme russe Matriochka a intensifié ses activités les 8 et 9 juin 2024, visant à discréditer plusieurs médias et personnalités françaises. Cette campagne de désinformation, en plein week-end des élections européennes, a particulièrement ciblé Emmanuel Macron, tout en favorisant le Rassemblement National.

Le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (VIGINUM), rattaché au ministère des Armées, a confirmé ces activités dans son rapport du 10 juin. Ce document révèle que de nombreux faux articles, imitant des publications de médias tels que Le Parisien, Le Point, et Le Monde ont été diffusés sur les réseaux sociaux. Ces articles, largement relayés par des bots, visaient à saturer les capacités des cellules de fact-checking « tout en promouvant des contenus servant les intérêts russes ». Il est possible de détecter ces faux articles en observant les noms de domaine utilisés, par exemple, "leparisien.wf" au lieu de "leparisien.fr"

L'opération Matriochka ne se limite pas à la France. En Allemagne, des tactiques similaires ont été employées pour décrédibiliser les médias et mettre en avant l’AFD, parti d’extrême droite. Il est cependant difficile d’évaluer l’impact réel de ces campagnes, car leur visibilité reste limitée sur les réseaux sociaux.

Surexposition médiatique de l’extrême droite dans les médias traditionnels ?

Avec un traitement parfois rapide et une couverture médiatique critiquée, les chaînes de télévision françaises ont peiné à couvrir efficacement les élections européennes et l'annonce de la dissolution de l'Assemblée nationale par Emmanuel Macron. France 2 a été pointée du doigt pour avoir organisé, le 23 mai, un débat entre le Premier ministre Gabriel Attal et la tête de liste du Rassemblement National Jordan Bardella, ne laissant qu’une place secondaire, en deuxième partie d’émission, aux autres formations politiques. Le lundi 27 mai, BFMTV a également été critiquée pour un débat ne réunissant que les huit principales têtes de liste. Certains candidats ont dénoncé une campagne médiatique favorisant toujours les mêmes acteurs, marginalisant ainsi les « petites listes ». Guillaume Lacroix, tête de liste du Parti radical de gauche (PRG), a souligné que « en invitant toujours les huit mêmes à débattre, les médias participent à uniformiser le débat ». Le débat à seize du 4 juin sur France 2 n'a pas suffi à corriger ce déséquilibre, laissant de nombreux candidats sans réelle possibilité de s'exprimer.

Le 3 juin, Ouest-France a publié une infographie sur l’exposition médiatique des têtes de liste aux élections européennes au cours du mois de mai. D’après cette étude, réalisée par la plateforme de veille médiatique Tagaday, Jordan Bardella, tête de liste du Rassemblement National (RN) a dominé les mentions médiatiques avec 17 309 citations. Il devance largement Raphaël Glucksmann (PS-Place publique, 11 832 mentions) en deuxième position. Depuis les résultats des élections, où le RN est arrivé largement en tête avec 31,37 % des suffrages exprimés, cette étude a été grandement relayée sur les réseaux sociaux. Basées sur 3 000 publications de presse écrite, imprimées et en ligne, et 5 400 programmes diffusés sur 410 chaînes de télévision et stations de radio, ces données correspondent au nombre de mentions faites de chacun des noms des 21 principales têtes de liste aux élections européennes de 2024. « Il faut bien comprendre que c’est une étude purement quantitative, qui ne prend en compte ni le contexte, ni l’actualité rattachée à sa mention, ni la nature positive ou négative du commentaire associé » souligne un représentant de Tagaday.

Si cette étude soulève des questions sur le respect du pluralisme politique en période électorale, il est important de noter que l'Arcom comptabilise le temps de parole des candidats, et non la simple mention de leurs noms. Les méthodologies de l'Arcom et de Tagaday diffèrent donc. En outre, cette réglementation ne s’applique qu’aux acteurs audiovisuels – à savoir les éditeurs de radio et de télévision. Le respect de la pluralité dans la presse écrite et les sites web est théoriquement assuré par la diversité des titres, conformément à la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Pour la campagne législative à venir, l'Arcom décompte le temps de parole depuis le 11 juin. « Compte tenu du calendrier extrêmement serré, nous demandons aux éditeurs de nous communiquer les résultats deux fois par semaine », explique un représentant. L'objectif est de pouvoir réagir rapidement et rectifier le tir si nécessaire.

Les journalistes influenceurs, un travail de vulgarisation nécessaire

Hugo Travers dort-il la nuit ? Avec une présence assidue lors de la soirée électorale, un livestream de 1h30, et une vidéo de 10 minutes finalisée à 1h du matin, les équipes de HugoDécrypte semblent ne pas connaître de répit.  Le travail du vidéaste suivi par 3,7 millions de personnes sur Instagram participe à démystifier le processus électoral complexe. Il nous explique par exemple comment faire une procuration, ou le fonctionnement des élections législatives. Pour rendre les élections accessibles au plus grand nombre, il n'hésite pas à simplifier les informations et à présenter des infographies claires, notamment sur la composition du Parlement européen.  Il y détaille les noms des partis français et leurs affiliations européennes et facilite ainsi la compréhension pour ceux qui se perdent dans les dénominations des partis européens.

Un exemple pour les médias traditionnels ?

Certains médias traditionnels s’inspirent de cette dynamique depuis quelques temps déjà. Ils proposent désormais plus de formats attrayants et explicatifs sur les réseaux sociaux pour susciter l’intérêt. À titre d'exemple, Le Monde utilise régulièrement son compte Instagram pour diffuser des vidéos courtes et explicatives, présentées verticalement, dans un effort pédagogique efficace. C’est également le cas de France Culture. Le média a publié sur son compte Instagram un « reel » vu plus de 400 000 fois sur la naissance du « front populaire » en 1936. Le but ? expliquer d’un point de vue historique l’origine du nom choisi par l’alliance des gauches.

 

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Des nouveaux formats émergent également. L’émission Quotidien a par exemple lancé sa newsletter « Quotidien Matin », au ton décalé et à la charte graphique colorée. Depuis le 28 mai, elle propose gratuitement « un condensé d'actu médias, informé et mal élevé ». L’une de ses éditions retrace avec humour l’épopée d’Eric Ciotti, (ex)-président du parti les Républicains enfermé dans les locaux du parti.

Les journalistes activistes, ces nouveaux influenceurs

Du côté des journalistes indépendants, particulièrement actifs en ligne, l'heure est à la sensibilisation et à l'influence. C’est notamment le cas de l’essayiste Rose Lamy, créatrice de la page Instagram « Préparez-vous pour la bagarre », suivie par 248 000 personnes. À l'annonce des prochaines élections législatives, elle a décidé de mettre sa page à disposition pour des contenus militants : « Je mets la page à dispo pour organiser des lives et partager des posts collaboratifs » explique-t-elle. Les 301 000 abonnés de Salomé Saqué, journaliste pour Blast, ont quant à eux massivement relayé ses publications engagées, mais documentées, telles que « Emmanuel Macron veut mettre l'extrême droite au pouvoir » ou « le retournement de veste du président des Républicains face au RN en deux étapes ».


Compte Instagram de "Préparez-vous pour la bagarre".

Plusieurs médias indépendants ont également pris position. C’est le cas de « Vert », un média consacré à l’écologie. Toujours sur Instagram, ce média s'est engagé à travers des publications telles que « Pourquoi Vert, un média sur l’écologie, s'oppose publiquement au RN ? ». Dans plusieurs vidéos verticales, les community managers tentent d’exposer le point de vue du média de manière humoristique. Cela passe par exemple par l’explication des votes du RN à l’Assemblée nationale dans un jeu de rôle au montage dynamique. Information et divertissement sont de plus en plus imbriqués, au service de la cause défendue.

Une drôle de bataille sur les réseaux sociaux

Les créateurs de contenus moins connus se mobilisent également pour faire campagne. Sur TikTok, un nouveau phénomène fait rage : les « edits », des vidéos éditées mettant en scène diverses personnalités politiques. Le but ? Les rendre « cools ».

Ces courtes vidéos cumulent parfois des millions de vues. Il s’agit de montages rythmés, aux filtres et transitions soignés. Elles mettent majoritairement en vedette Jordan Bardella, et ne sont pas sans rappeler les codes des « fancams » réalisées par les adeptes de K-pop pour honorer leurs idoles.

@sht._sf 🇫🇷#jordanbardella #9juin2024 #edit #fyp ♬ original sound - .

Edit de Jordan Bardella, tête de liste du RN.

Face à cette déferlante, des sympathisants du nouveau front populaire ont décidé de contre-attaquer. Axel Bossard, chroniqueur pour Mouv’ à Radio France, a lancé un appel aux créateurs de contenus pour inonder les réseaux sociaux. Il a créé un serveur Discord pour coordonner la production de contenu militant : « Je souhaite créer une communauté de créateurs de contenus de gauche qui permettrait d’inonder les réseaux ». Selon lui, ces contenus seront accessibles à tous, et fonctionneront comme des « tracts numériques ». Pour Marie, étudiante de 18 ans, il s’agit de créer une porte d’entrée vers une adhésion politique :« Les gens vont aller regarder ce que ces personnalités disent parce qu’ils les trouvent charismatiques et peut-être qu’avec ça, les idées vont les atteindre ».

@yourmyracle Give me this big boy #CapCut #sebastiendelogu #edit #lfi #europeanelections #freepalestine ♬ original sound - Fire & Faith

Edit de Sébastien Delogu, député LFI

Dans cette campagne électorale, les créateurs de contenus de toutes tailles et les réseaux sociaux jouent un rôle de plus en plus important. Là où seul le journaliste faisait office de relais médiatique il y a quelques années, le paysage informationnel évolue, laissant place à de nouveaux acteurs pour influencer le débat public. Comme le rappelait le média Vox fin 2023, le très conservateur président argentin Javier Milei a pu compter sur un soutien massif des jeunes après un large succès sur Tiktok. Toutefois, mesurer l'impact de ces batailles numériques sur les résultats électoraux reste difficile. Le taux d'abstention parmi les jeunes aux Européennes reste élevé : 60% des 18-24 ans n'ont pas voté, selon les estimations d'IPSOS, bien plus que la moyenne nationale de 48,5%.

Et les vrais influenceurs dans tout cela ?

Certains influenceurs mobilisent activement leurs communautés pour encourager la participation électorale. Squeezie, longtemps premier youtubeur de France avec ses 19 millions d’abonnés, a par exemple partagé une lettre ouverte aux jeunes qui le suivent. Il commence ainsi : « Je n’ai jamais voulu vous parler politique et rentrer dans les jeux des partis […] Mais je pense que s’opposer fermement à une idéologie extrême qui prône la haine et la discrimination va au-delà d’une quelconque prise de position politique ». L’influenceuse Lena Situations, a quant à-elle partagé un lien pour faciliter les procurations à ses 4,6 millions de followers sur Instagram. « J’ai reçu beaucoup de messages : 'Je serai en vacances le jour du vote'. Si tu es en vacances, pas de souci [...], fais une procuration », explique-t-elle. Dans le même esprit, d'autres personnalités telles que Flora Coquerel, Angèle, Mister V ou Natoo relaient l'appel au vote à leurs centaines de milliers d'abonnés. Sur X, les internautes encouragent les influenceurs qu'ils suivent à eux aussi s’engager. Ces actions dessinent un potentiel de mobilisation rappelant l'impact des stars internationales sur l'engagement citoyen, à l'instar de Taylor Swift qui avait incité 35 000 électeurs à se rendre aux urnes. Entre sérieux et humour, certains tweets font même état de soutiens fictifs de stars à divers partis politiques. Un internaute plaisante par exemple : « les membres des BTS soutiennent le Front Populaire pour les élections législatives. 'Nous devons faire bloc face au RN', a déclaré le leader du groupe RM à l’AFP ».

Reste à savoir si ces efforts suffiront à réduire l'abstention massive prévue pour les législatives anticipées du 30 juin et du 7 juillet.

 

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