Reuters Institute : l'évitement de l'actualité atteint un niveau record

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Alors que les "réinitialisations de plateformes" engendrent de nouvelles incertitudes pour les éditeurs, les audiences s'inquiètent de l'IA et de la désinformation, comme le rapporte le Reuters Institute for the Study of Journalism, qui vient de sortir son rapport annuel sur les pratiques d'information en ligne.

Par Alexandra Klinnik du MediaLab de l'Information de France Télévisions

Les médias doivent s’adapter rapidement à leur nouvel environnement, sous peine de disparaître. Le Reuters Institute for the Study of Journalism a publié, ce 17 juin, son rapport annuel, sur les pratiques d’information en ligne. Coûts en hausse, chute des revenus publicitaires et fortes baisses de trafic provenant des réseaux sociaux exacerbent une situation déjà précaire. Les entreprises tech mènent la danse et réorientent leurs stratégies. Certaines dépriorisent explicitement l’actualité et le contenu politique, tandis que d’autres se focalisent davantage sur les créateurs que sur les éditeurs.

Cette « réinitialisation de plateformes » reflète un changement radical dans la consommation d’information, avec une préférence croissante du public pour les formats vidéo. Parallèlement, l’intelligence artificielle générative bouscule les rédactions. Celles-ci doivent rester prudentes dans leur usage, face à un public qui préfère avant tout que « l’humain » reste aux commandes. Le rapport met également l’accent sur un niveau de confiance toujours faible et une tendance croissante à l’évitement sélectif de l’actualité – notamment dans un contexte de conflit permanent en Ukraine et à Gaza. Telles sont les conclusions de cette enquête, menée auprès de 100 000 personnes dans 47 pays et soutenue par la Google News Initiative et YouTube. L’heure est au changement rapide pour renouer avec le public.

Voici les points clés à retenir pour les médias.

1Meta réduit le rôle de l’actualité sur ses plateformes

Meta a réduit le rôle des actualités sur Facebook, Instagram et Threads, et a restreint la portée du contenu politique (sans pour autant définir clairement les critères permettant de qualifier un contenu de « politique »). L’entreprise a également réduit son soutien aux médias, ne renouvelant pas des accords valant des millions de dollars et supprimant son onglet actualités dans plusieurs pays.

La consommation d’actualités sur Facebook (37%) a diminué de quatre points dans tous les pays au cours de l’année, avec une baisse plus marquée dans des pays comme les Philippines (-11 points), l’Argentine (-11) et la Colombie (-10).

2L’utilisation des actualités en ligne se fragmente

Face à une baisse continue de l’utilisation de Facebook pour les actualités émerge une dépendance croissante à une gamme d’alternatives, y compris les messageries et les réseaux centrés sur la vidéo.

YouTube est utilisé pour les actualités par presque un tiers (31%), WhatsApp par environ un cinquième (21%) tandis que TikTok (13%) a dépassé Twitter (10%) pour la première fois.

« Le public s’appuie de plus en plus sur des plateformes concurrentes pour accéder à toutes sortes de contenus et d’informations. Beaucoup de ces plateformes s’éloignent de plus en plus des actualités et des éditeurs, et se concentrent davantage sur d’autres types de contenu et d’autres créateurs. Cet écosystème de plateformes plus complexe, la fin des renvois massifs depuis les réseaux sociaux traditionnels, et la concurrence croissante pour l’attention signifient que les journalistes et les éditeurs devront travailler beaucoup plus dur pour capter l’attention du public, sans parler de les convaincre de payer pour les actualités », analyse Rasmus Nielsen, directeur de l’Institut Reuters.

3La vidéo devient une source plus importante d’actualités en ligne

En lien avec ces changements de plateforme, la vidéo devient une source plus importante d’actualités en ligne, en particulier pour les groupes plus jeunes. Les courtes vidéos d’actualités sont consultées chaque semaine par 66% des sondés, tandis que les formats les plus longs attirent environ la moitié (51%).

Les « consommateurs » d’actualité regardent surtout sur les plateformes en ligne (72%) plutôt que sur les sites des médias (22%), ce qui accroît les défis autour de la monétisation. Ce n’est que dans des pays comme la Norvège que la moitié des utilisateurs (45%) décalrent que leur principale consommation de vidéos se fait via des sites web, ce qui reflète la force des marques sur ce marché.

YouTube et Facebook restent les plateformes les plus importantes pour les vidéos d’actualités en ligne. YouTube est également la principale destination pour les moins de 25 ans, bien qu’Instagram et TikTok ne soient pas loin derrière.

TikTok reste populaire auprès des jeunes, la proportion de personnes l’utilisant pour les actualités est passée à 13% (+2) dans tous les marchés et à 23% pour les 18-24 ans. La portée croissante de TikTok n’a pas échappé à l’attention des politiciens, qui l’ont intégré dans leurs campagnes médiatiques. Le nouveau président populiste de l’Argentine, Javier Milei, a ainsi un compte TikTok avec 2,2 millions d’abonnés.

4Une focalisation croissante sur les influenceurs, en particulier sur YouTube et TikTok

Les utilisateurs de TikTok, Instagram et Snapchat s'informent davantage auprès des influenceurs et célébrités que des journalistes et médias traditionnels.

Sur les réseaux traditionnels, tels que Facebook et Twitter, les médias attirent encore la plupart de l’attention et mènent les conversations.

En France, Hugo Décrypte obtient plus de mentions que les marques d’actualités traditionnelles que sont le Monde et BFMTV. L’âge moyen de son audience est seulement de 27 ans, contre 40 et 45 ans pour les grandes marques.

Le créateur de contenu le plus mentionné sur TikTok au Royaume-Uni est Dylan Page, qui compte plus de 10 millions d’abonnés sur la plateforme. Aux Etats-Unis, Vitus Spehar présente un résumé quotidien, souvent couché au sol, sur @underthedesknews, une sorte de format satirique de la télévision classique.

 

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Enfin, Taylor Swift, les Kardashian, Lionel Messi ont été largement mentionnés par les jeunes. « Les jeunes ont une vision large de l’actualité, incluant potentiellement les mises à jour sur les dates de tournée d’un chanteur, sur la mode ou sur le football », note le rapport.

« Les consommateurs adoptent la vidéo parce qu’elle est facile à utiliser et offre une large gamme de contenus pertinents et engageants. Mais de nombreuses salles de rédactions traditionnelles sont encore ancrées dans une culture basée sur le texte et peinent à adapter leur narration, tandis que le côté commercial est également réticent car les chiffres ne sont pas concluants», analyse le rapport.

5Les préoccupations concernant la désinformation ont augmenté

Les préoccupations concernant ce qui est réel et ce qui est faux sur la toile en termes d’actualités ont augmenté de trois points au cours de la dernière année. Environ six personnes sur dix (59%) se disent inquiètes. Le chiffre est considérablement plus élevé en Afrique du Sud (81%) et aux Etats-Unis (72%), deux pays qui ont tenu des élections cette année.

Plus d’un quart des utilisateurs de TikTok (27%) déclarent avoir du mal à détecter les actualités fiables, le score le plus élevé parmi les réseaux sociaux. Sur Twitter, les utilisateurs sont également nombreux à être soucieux (24%) : « Cela peut être dû au fait que les actualités jouent un rôle disproportionné sur la plateforme, en raison de la large gamme de points de vue exprimés, encouragée davantage par Elon Musk, un défenseur autoproclamé de la liberté d’expression », suggère l'étude.

Des recherches qualitatives menées au Royaume-Uni, aux États-Unis et au Mexique indiquent une préoccupation croissante concernant les images 'photo-réalistes' générées par l'IA et les vidéos dites deepfake.

6Les audiences restent prudentes concernant l’utilisation de l’IA

Dans tous les pays, seule une minorité se sent actuellement à l’aise avec l’utilisation de l’actualité produite par des humains avec l’aide de l’IA (36%), et une proportion encore plus faible est à l’aise avec l’utilisation de l’actualité produite principalement par l’IA avec la supervision humaine (19%).

Aux États-Unis, les répondants sont plus à l’aise avec les diverses applications de l'IA par rapport à leurs homologues européens, ce phénomène pouvant être attribué aux messages médiatiques reçus. La couverture médiatique britannique sur l'IA est souvent décrite comme étant excessivement négative et sensationnaliste. En contraste, les récits médiatiques américains mettent davantage l'accent sur le rôle prépondérant des entreprises américaines ainsi que sur les opportunités d'emploi et de croissance associées.

Le simple fait de savoir que les médias utilisent l’IA peut diminuer la confiance. Selon les recherches, les audiences considèrent les actualités étiquetées comme générés par l’IA comme moins dignes de confiance que celles créées par les journalistes. « Cette tension signifie que les médias voudront réfléchir attentivement à quand la divulgation est nécessaire et comment la communiquer », note le rapport.

7L’évitement de l’actualité atteint un niveau record

Jusqu’à 39%, disent maintenant qu’ils évitent parfois ou souvent les nouvelles (soit quatre personnes sur dix) – une augmentation de 3 points par rapport à la moyenne de l’année dernière, avec des augmentations plus significatives au Brésil, en Espagne, en Allemagne et en Finlande. Au Royaume-Uni, il a presque été réduit de moitié depuis 2015.

Ce n'est pas seulement que les nouvelles peuvent être déprimantes, elles sont également incessantes ! Dans tous les marchés, la même proportion, environ quatre personnes sur dix (39 %), disent se sentir « épuisées » par la quantité de nouvelles de nos jours, contre 28 % en 2019, mentionnant fréquemment que la couverture des guerres, des catastrophes et de la politique éclipse d'autres sujets.

Les plateformes qui nécessitent un volume de contenu pour alimenter leurs algorithmes sont potentiellement un autre facteur contribuant à ces augmentations. « Il est notable que, dans notre enquête sur l'industrie, au début de 2024, la plupart des éditeurs ont déclaré qu'ils prévoyaient de produire plus de vidéos, plus de podcasts et plus de newsletters cette année », remarque le rapport.

8Les attentes simples du public

La plupart des sondés souhaite que les nouvelles soient exactes, justes, évitent le sensationnalisme, soient ouvertes sur les agendas et les préjugés, y compris le manque de diversité, admettent leurs erreurs - et ne ménagent pas leurs efforts lorsqu'il s'agit d'enquêter sur les riches et puissants.

La confiance dans les actualités (40%) est restée stable au cours de la dernière année, mais est toujours inférieure à quatre points par rapport à ce qu’elle était au plus fort de la pandémie.

Pour que la confiance soit acquise, il faut montrer les coulisses. Certaines grandes organisations de presse, comme la BBC, ont créé des unités ou des sous-marques qui répondent aux questions du public ou visent à expliquer comment les nouvelles sont vérifiées. BBC Verify, lancé en mai 2023, vise à montrer et à partager le travail en coulisses pour vérifier les informations, en particulier les images et les contenus vidéo, à une époque où la désinformation est en croissance. « Les gens veulent savoir non seulement ce que nous savons (et ne savons pas), mais aussi comment nous le savons », déclare Deborah Turness, PDG de BBC News.

La confiance, tant au niveau de la marque qu'au niveau général, influence le rôle que les informations peuvent jouer dans la société. Les journalistes et les organisations médiatiques ont à la fois des raisons pragmatiques de s'en préoccuper - « la confiance peut être la clé pour débloquer les revenus des utilisateurs », comme le dit Agnes Stenbom, responsable de IN/LAB chez Schibsted - et des raisons plus fondamentales de s'en préoccuper, car des années de recherche ont documenté comment les personnes qui ont moins confiance dans les informations sont moins susceptibles de croire aux informations qu'elles présentent et d'en tirer des enseignements.

CONCLUSION

Ce rapport annuel intervient à un moment où environ la moitié de la population mondiale participe à des élections nationales et régionales, alors que les guerres continuent de faire rage en Ukraine et à Gaza. Les actualités sont rétrogradées parce que les entreprises tech estiment qu’elles causent plus de problèmes qu’elles n’en valent la peine. « Le trafic en provenance des médias sociaux et des moteurs de recherche devrait devenir de plus en plus imprévisible avec le temps, mais se libérer du cycle algorithmique ne sera pas facile », prévient l’étude.

Pour le Reuters Institute, il reste de l’espoir. Certains éditeurs parviennent à établir une position plus solide : « Si les marques d’informations parviennent à montrer que leur journalisme repose sur l’exactitude, l’équité et la transparence – et que les humains restent aux commandes – les audiences sont plus susceptibles de répondre positivement ».

 

Illustration : @nickfancher Unsplash