Quand j’entends, depuis une semaine, les cris d’orfraies, le dénigrement, le mépris, l’inquiétude qui émanent du clergé médiatique face aux nouvelles fuites de Wikileaks, je vois, hélas, une profession minée par des forces conservatrices et protectrices d’un ordre ancien, hostile à l’évolution de ses pratiques, qui veut se cramponner à des comportements d’un autre âge.
Comme le disent plusieurs voix ce week-end, il s’agit du premier vrai conflit entre l’ordre établi, l’establishment, et la nouvelle culture du web. Pierre Chappaz parle de la première infowar. Et Reporter Sans Frontières a condamné samedi les tentatives pour réduire Wikileaks au silence.
Je ne veux pas dire qu’Assange est un héros. Beaucoup de questions sur ses motifs, son agenda, ses choix, ses critères, ses financements restent en suspens.
C'est vrai, Wikileaks, organisation apatride, fille d’un Internet mondialisé, n’obéit à aucune des règles du journalisme professionnel. Mais elle a l’avantage de bousculer le statu quo, de faire bouger les lignes de partage des pouvoirs, de permettre à des gens qui savent des choses --et qui n’ont plus confiance en nous les journalistes--, de les révéler, d’assurer une plus grande diversité de l’information!
Le procès de Wikileaks se fait sur les thèmes : « ce n’est pas du journalisme », « il n’y a aucune révélation », « trop de transparence tue la démocratie », « attaquez-vous à la Chine », etc.. En passant, la position qui surprend le plus est la défense des diplomates qu’il faudrait protéger et laisser travailler dans le secret. Un vrai bel exemple du journalisme de connivence, qui nous mine depuis si longtemps et alimente la défiance du reste de la société à notre égard! Laissons les diplomates faire leur travail et protéger eux-mêmes la confidentialité de leurs discussions. Ce n’est quand même pas aux journalistes d’y veiller ! L’autre critique qui me choque c’est de balayer les contenus des télégrammes d’un revers de main : « on n’apprend rien ». Les journalistes et initiés peut-être pas ; mais le public, lui, découvre d’un coup comment fonctionnent les rouages des relations internationales. D’autant que 3 millions d’Américains avaient déjà accès aux documents classifiés !
Vendredi soir, lors du Grand Journal de Canal Plus, quatre éditorialistes de la « grande presse » (RTL, Marianne, France Inter) ont passé leur temps à « flinguer » Wikileaks sur ces thèmes (même si Thomas Legrand fut plus mesuré que les autres). Europe1 est monté d’un cran samedi matin : « Internet, c’est la Stasi en pire », y a déclaré Catherine Nay. Plus tôt dans la semaine, nous avons pu lire le Canard Enchaîné (« le caviar devient moins bon à la pelle qu’à la petite cuillère ») se retrouver sur la même ligne que l’éditorialiste du Figaro, Alain-Gérard Slama (Wikileaks, « entreprise de subversion abritée derrière un mythe, la transparence »).
Quand on pense que ce sont les mêmes, ou presque, qui allaient jouer au tennis avec Jospin, sont mariés à des ministres, protégeaient les doubles vies de nos Présidents de la République, gardent leurs infos pour eux avant d’en lâcher quelques unes – mais après les élections-- et dans des livres lucratifs, « dînent en ville » chuchotant confidences, rumeurs et malveillances qui n’ont rien à envier aux contenus des télégrammes diplomatiques, très officiels documents de travail.
La grande différence, c’est que les premières restent confinées dans le cercle fermé de l’establishment, alors que les secondes sont mises sur la place publique.
Il n’est guère surprenant de voir aussi les nouvelles générations, les « digital natives », qui baignent depuis des années déjà dans l’open source, le collaboratif, le bottom-up, le partage, estimer qu’il est plus que temps de voir ces forces-là l’emporter sur les logiques de connivences, de fermetures, d’initiés, de top down. J’espère aussi que des journalistes dans les rédactions contestent les voix officielles que nous entendons sur les plateaux de télévisions.
Tout ça c’est de votre faute !, résume bien Jay Rosen à l’adresse des journalistes américains. Si vous aviez fait votre boulot de chien de garde avant la guerre en Irak sous la présidence Bush, les sources n’auraient pas besoin de donner aujourd’hui leurs infos à Wikileaks, précise ce professeur de journalisme à l’Université de New York, qui déplore « l’échec spectaculaire de la presse traditionnelle à remplir son rôle de chien de garde au cours des récentes décennies ». Pour lui, la presse d’investigation « est morte sous George Bush ».
Avec Wikileaks, les journalistes sont une nouvelle fois désintermédiés, court-circuités dans le cheminement classique de l’information entre les sources et le public. Wikileaks s’est intercalé. Et, déjà bousculés par les nouvelles manières du public de s’informer, par sa prise de parole, confrontés à une double crise de légitimité et de confiance de la part du reste de la population, ils n’apprécient guère.
Mais tous ne réagissent pas de manière négative. Ces masses de documents bruts sont aussi une chance pour le journalisme de faire valoir sa valeur ajoutée, dans le tri, la vérification, la contextualisation, la mise en perspective, la hiérarchisation des infos données par Wikileaks. Cette contextualisation est éditoriale et, de plus en plus, associée à une dimension technologique qui permet de visualiser les données, pour les présenter de manière instructive et attrayante C’est tout le sens du journalisme de données, qui se développe aujourd’hui rapidement. « Une passerelle entre le producteur d’information et le lecteur », comme le dit Patrice Flichy dans Le Monde, qui salue, via Wikileaks, « la réhabilitation du journalisme d’experts ».
Un autre aspect très positif pour le journalisme réside dans la coopération inédite entre des dizaines de journalistes de rédactions et de pays différents des médias qui ont publié ces câbles diplomatiques (New York Times, Guardian, Spiegel, Le Monde…).
Wikileaks, qui, dit-on, pourrait s’attaquer très prochainement à « Corporate America » pourrait vite fournir des indications précieuses sur les turpitudes des dirigeants financiers et économiques des plus grandes entreprises. Il est temps que quelqu’un le fasse, non ? Comme le dit le NiemanLab d’Harvard, c’est le public qui est gagnant.