Rentrée : ce ne sont plus les mêmes élèves !

Un conseil aux profs en cette rentrée: lisez, s'il vous plaît, le court essai, paru au printemps, d'un philosophe de 83 ans, Michel Serres, "Petite Poucette. Le monde a tellement changé que les jeunes doivent tout réinventer..." !

"Avant d'enseigner quoi que ce soit à qui que ce soit, au moins faut-il le connaître. Qui se présente, aujourd'hui à l'école, au collège, au lycée, à l'université?", démarre brutalement Serres.

L'académicien français  y décrit les nouveaux écoliers, lycéens et étudiants qui n'ont plus rien à voir avec nous.

"Sans que nous nous en apercevions, un nouvel humain est né, pendant un intervalle bref, celui qui nous sépare des années 70".

"Il ou elle n'a plus le même corps, la même espérance de vie, ne communique plus de la même façon, ne perçoit plus le même monde, ne vit plus dans la même nature, n'habite plus le même espace (....) N'ayant plus la même tête que celle de ses parents, il ou elle connaît autrement (...) Il ou elle écrit autrement (...) ne parle plus la même langue (...) ".

Dans "Eduquer au XXIème siècle", article retentissant paru dans Le Monde en mars 2011, Michel Serres avait commencé à décrire ces jeunes : "par téléphone cellulaire, ils accèdent à toute personne; par GPS, à tout lieu; par la Toile à tout savoir; ils hantent donc un espace topologique de voisinages, alors que nous habitions un espace métrique, référé par des distances".

Il enfonce le clou dans son livre :

(...) "Par l'écriture et l'imprimerie, la mémoire, par exemple muta au point que Montaigne voulut une tête bien faite plutôt qu'une tête bien pleine. Cette tête vient de muter encore une fois (...) la pédagogie change totalement avec les nouvelles technologies" .

"Oui, depuis quelques décennies, je vois que nous vivons une période comparable à l'aurore de la paideia, après que les Grecs apprirent à écrire et démontrer, semblable à la Renaissance qui vit naître l'impression et le règne du livre apparaître".

Face à ce nouveau monde, Michel Serres voit "nos institutions luire d'un éclat semblable à celui des constellations dont les astronomes nous apprennent qu'elles sont mortes depuis longtemps déjà". (...) Engagés dans la politique au jour le jour (les philosophes) n'entendirent pas venir le contemporain".

"Fin de l'ère du savoir"

L'énorme réserve d'informations des logiciels et d'Internet permet désormais à la cognition d'être externe à l'élève. Que reste-t-il, demande Serres?

"L'intuition novatrice et vivace. Tombé dans la boîte, l'apprentissage nous laisse la joie incandescente d'inventer". "Se souvenir de la place du rayon de librarie coûte moins cher en mémoire que retenir son contenu. Nouvelle économie, radicale celle-là : nul n'a même plus besoin de retenir la place, un moteur de recherche s'en charge".

"N'ayant plus à travailler dur pour apprendre le savoir, puisque le voici jeté là, devant elle, objectif, collecté, collectif, connecté, accessible à loisir, dix fois déjà revu et contrôlé (...). La nouveau génie est dans "l'intelligence inventive, une authentique subjectivité cognitive (...)".

"Ce savoir annoncé, tout le monde l'a déjà. En entier. A disposition. Sous la main. Accessible par le Web, Wikipedia, portable, par n'importe quel portail. Expliqué, documenté, illustré, sans plus d'erreurs que dans les meilleures encyclopédies. Nul n'a plus besoin des porte-voix d'antan, sauf si l'un, original et rare, invente. "

Même le format-page est dépassé, estime l'épistémologue, professeur à Stanford depuis plus de 30 ans.

"Nos complexités viennent d'une crise de l'écrit. La page se trouve à bout de course. Il faut changer. L'informatique permet ce relais."

"L'offre sans demande est morte (...) Fin de l'ère du décideur"

Pourquoi, demande Serres, ces jeunes s'intéressent-ils "de moins en moins à ce que dit le porte-voix? Parce que, devant l'offre croissante de savoir en nappe immense, partout et toujours accessible, une offre ponctuelle et singulière devient dérisoire".

(...) "L'offre sans demande est morte ce matin. L'offre énorme qui la suit et la remplace reflue devant la demande".

(...) Désormais distribué partout, le savoir se répand dans un espace homogène, décentré, libre de mouvements. La salle d'autrefois est morte, même si encore on ne voit qu'elle, même si on ne sait construire qu'elle, même si la société du spectace cherche à l'imposer encore".

(...) Jadis prisonniers, (les jeunes) se libèrent des chaînes de la Caverne millénaire qui les attachaient, immobiles et silencieux, à leur place, bouche cousue, cul posé".


"Renversement de la présomption d'incompétence" : place au connectif

"Utilisant la vieille présomption d'incompétence, de grandes machines publiques ou privées, bureaucratie, médias, publicité, technocratie, entreprises, politique, universités, administrations, science même quelque fois..., imposent leur puissance géante en s'adressant à des imbéciles supposés, nommés grand public, méprisés par les chaînes à spectacle? En compagnie de semblables qu'ils supposent compétents, et de plus, pas si sûrs d'eux mêmes, (les jeunes), anonymes, annoncent de leur voix diffuse, que ces dinosaures qui prennent d'autant plus de volume qu'ils sont en voie d'extinction, ignorent l'émergence de nouvelles compétences. Que voici."

(...) "Le partage symétrise l'enseignement, les soins, le travail; l'écoute accompagne le discours; le retournement du vieil iceberg favorise une circulation à double entente. Le collectif, dont le caractère virtuel se cachait, peureux, sous la mort monumentale, laisse la place au connectif, virtuel vraiment. "

"Il y a présomption de compétence. Ne riez pas, dit Petite Poucette, quand ladite démocratie donna le droit de vote à tous, elle dut le faire contre ceux qui criaient au scandale qu'on le donnât, de manière équivalente, aux sages et aux fous, aux ignorants et aux instruits. Le même argument revient."

"Eloge du code"

Michel Serres prédit aussi l'avènement d'une nouvelle pensée algorithmique ou procédurale, moins abstraite, l'avènement aussi d'"un 5ème pouvoir : celui des données, indépendant des quatre autres, législatif, exécutif, judiciaire et médiatique".

"Nous vivons depuis peu dans une société de l'accès. Le correspondant linguistique et cognitif de cette culture y devient le code, qui le permet ou l'interdit".

Il y décrit "une société du spectacle irréductiblement vieillie" et estime que "le seul acte intellectuel authentique, c'est l'invention."

Dans un entretien au Point mi-juin, le philosophe se défendait d'une société perdant le goût du savoir : "je sais qu'on a pas arrêté de parler parce qu'on a inventé l'écriture, qu'on a pas arrêté de lire en apprenant à imprimer, qu'on a pas arrêté d'imprimer en inventant l'ordinateur. Les avantages des technologies ne s'annulent pas, ils se cumulent (...) les nouvelles technologies engendreront une nouvelle manière de lire, un nouveau rapport à l'information".

"En somme l'homme a changé. Nous devons maintenant changer la société", concluait-il.

Je vous laisse découvrir les pages qui expliquent -- et défendent!-- le nouveau bruit de fond  des salles de cours et la multi-activité des élèves.

Mon seul regret pour ce livre magnifiquement écrit -- bien plus utile pour comprendre notre société que le "Indignez-vous" d'un autre vieux sage, Stéphane Hessel-- , son titre pas très heureux, "Petite Poucette", (pour décrire l'agilité des jeunes pouces sur les smart phones) qui donne bien mal la mesure de cette nouvelle génération connectée, de ce nouvel humain.

ps : A voir également cet entretien vidéo entre Michel Serres et Bernard Stiegler "Pourquoi nous n'apprendrons plus comme avant".

Et cette conférence donnée cet été par Michel Serres sur la carte d'identité de Petite Poucette :