Gutenberg, 2 jours après !

Aujourd'hui, c'est comme si nous étions deux jours après l'invention de l'imprimerie par Gutenberg, tout est expérimental, a répété plusieurs fois cet après-midi à Paris le patron des rédactions des journaux du Guardian pour décrire l'actuel bouleversement dans le travail des journalistes.

Invité à donner la leçon inaugurale de l'Ecole de journalisme de Sciences Po, Alan Rusbridger a prévenu les nouveaux étudiants : "depuis cinq ans, les changements dans le journalisme sont profonds. Au 21ème siècle tout le monde est devenu un média mais beaucoup de journalistes ne veulent pas le reconnaître".

The Guardian, lui, a décidé de profiter de cette nouvelle concurrence, jouant à fond la carte de l'ouverture, de la collaboration et de l'engagement avec ses lecteurs.

Même si pour l'instant les pertes du groupe de presse britannique continuent de se creuser, ses résultats sont impressionnants en terme d'audience, de production de nouveaux contenus et de participation massive du public :

Audience en hausse de 23% par an: le Guardian touche chaque jour 3,4 millions de personnes (pour une diffusion imprimée de 220.000 exemplaires). Chaque mois plus de 30 millions de visiteurs uniques se rendent sur ses sites (sans compter les visites par mobiles) et y restent en moyenne 8,5 minutes.

Un tiers vient des Etats-Unis, deux tiers hors de Grande Bretagne. Si on excepte le Mail Online (sujets people), le Guardian est le 2ème site de presse mondial derrière le New York Times.  Au Royaume Uni, 9ème pour la diffusion papier, il est 1er en ligne.

La participation des lecteurs touche toutes les rubriques ou presque

Musique: production doublée ! En 2011, le journal a publié 1.500 critiques réalisées par ses journalistes et 1.600 par ses lecteurs.

Voyages, tourisme : "nous sommes devenus un réseau de sites sur les voyages, une plateforme pour les contenus des autres".

Rubrique TV & radio : "le frontière entre articles et commentaires est en train de s'estomper". Idem pour la section des livres pour enfants.

Environnement : 6 journalistes (contre 2 au NYTimes et 1 au Telegraph) plus 29 spécialistes blogueurs sur 4 continents "font de cette section la meilleure couverture du monde".

Science : 13 blogueurs experts aident à la couverture.

Education : cette section regroupe une communauté de 100.000 professeurs, qui ont posté l'an dernier plus de 7.000 plans de cours et deviennent des sources pour les articles.

Photographie : 10.000 photographes ont posté des images sur cette partie du site.

Visualisation de données: 70% est réalisée par les lecteurs.

Cricket : 50% de la couverture ce sport pratiqué dans le Common Wealth est assurée par les lecteurs.

Toutes ces communautés (gérées par 8 community managers et une douzaine d'autres personnes) sont susceptibles d'être monétisées auprès des annonceurs, indique Rusbridger sans vouloir développer davantage les aspects business.

70 lecteurs sont devenus des auteurs confirmés du journal, qui reçoit chaque mois 500.000 commentaires (contre 8.000 lettres adressées au courrier des lecteurs précédemment).

Les 10 commandements

La rédaction est évidemment fortement encouragée à utiliser les réseaux sociaux et "sur les écrans des ordinateurs des journalistes, Tweetdeck est désormais aussi présent que les fils d'agences de presse". Twitter est aussi utilisé pour des appels à témoins, par les envoyés spéciaux sur des terrains inconnus. Reditt est également un outil important des journalistes. Le live blogging, que le Guardian se targue d'avoir inventé, est systématique. Mais les formats longs continuent aussi d'être encouragés.

Grâce à l'ouverture des APi, les contenus sont distribués sur un maximum d'autres plate-formes; Facebook, Google Current,.... Flipboard apporte à lui seul un million de personnes en plus par mois.

"Notre état d'esprit est +Digital First+ (...) Nous sommes devenus un site web géant avec, à côté, une petite équipe print".

Pour nous, Rusbridger a dressé les 10 commandements du journalisme ouvert :
  1. Encourage et invite la participation du public.
  2. Bannis la forme de publication de "nous" à "eux" et ne publie jamais un contenu auquel le public ne peut pas répondre.
  3. Implique des tiers dans le processus de pré-publication.
  4. Cherche l'aide de communautés qui ont intérêt commun.
  5. Ouvre toi au web : publie des liens vers l'extérieur et collabore.
  6. Agrège, trie et sélectionne le travail des autres.
  7. Admet que les journalistes ne sont pas les seules voix d'autorité.
  8. Vise à refléter la diversité.
  9. Reconnais que la publication n'est que le début du processus journalistique, pas la fin.
  10. Soit transparent, ouvert aux corrections et aux clarifications.

Interrogé sur les compétences recherchées aujourd'hui pour ses rédactions, le directeur du Guardian a lâché : "nous voulons des gens qui vivent et respirent ce monde digital et que cette époque enthousiasme". Un exemple ? "Des journalistes comprenant les données et sachant les exploiter".

La situation est donc loin d'être  mauvaise, car :

"Et nous n'en sommes que deux jours après Gutenberg", a encore répété Rusbridger.

(Disclosure: pour la 3ème année consécutive, je donnerai en 2013 un cours de "journalisme entrepreneurial" à l'EdJ. Cette année avec Frédéric Allary, éditeur du futur magazine du Parisien et fondateur de Quoi.info.)