Par Julien Pain, responsable du site et de l'émission "Les Observateurs" sur France 24 - Billet invité
L’antagonisme entre les « types du Web » et « ceux de la télé » (ça marche aussi avec « ceux du papier ») est devenu légendaire. Les tenants du journalisme traditionnel arguant, avec raison, que le travail de desk ne peut pas remplacer l’enquête sur le terrain. Cette opposition entre journalisme Web et journalisme de terrain a pourtant de moins en moins de pertinence. Plutôt qu’un laïus théorique sur la complémentarité des différents supports, voici un exemple concret, basé le travail que nous réalisons dans le cadre du projet de journalisme participatif des Observateurs de FRANCE 24.
Un travail ancré dans le Web, mais qui va aujourd’hui aussi compléter ses infos sur le terrain. Voici donc une histoire de zébus, qui part du Réseau et qui s’achève dans les montagnes de Madagascar.
Tout commence par une alerte que nos journalistes reçoivent par email. Une Observatrice – une internaute de notre réseau – nous fait parvenir les images de cadavres prises dans un village du sud de Madagascar. Nous l’appelons et au téléphone elle nous explique que ces corps sont ceux de 86 voleurs de zébus, des « malasses », tués par des villageois alors qu’ils venaient dérober leur bétail. Les habitants parlent de légitime défense et c’est également la version des autorités.
D’abord sur le Web…
Après vérification des faits et de l’authenticité des images, nous rédigeons un article Web qui paraît dix jours après le carnage. Cet article se base sur le témoignage de notre Observatrice, qui s’est rendue sur les lieux du drame, recoupé avec des informations glanées au téléphone auprès des autorités et de médias locaux.
Puis, un témoin à l’antenne via Skype…
Deuxième étape, nous fabriquons un sujet télé sur cette histoire pour l’émission hebdomadaire des Observateurs. Nous réutilisons les images amateur tournées dans le village. L’histoire est racontée, par web cam via Skype, par notre Observatrice.
Jusque là, le travail a entièrement été réalisé à distance. En utilisant Internet pour récupérer des images et pour enregistrer un témoignage. Cette histoire est pourtant relativement effleurée : 4000 signes sur le Web et 1’30mn à la télé. Nous sentons qu’une partie de cette histoire nous échappe. S’agit-t-il véritablement de légitime défense ? Pourquoi les autorités malgaches ne cherchent-elles pas à faire la lumière sur ce massacre ? Enquêter uniquement à distance, par Skype et les réseaux sociaux, montre ses limites. Et c’est sur le terrain que nous devons donc aller chercher les informations.
Enfin, sur le terrain pour un reportage…
Plusieurs mois après l’incident, nous nous rendons donc dans le sud de Madagascar, dans une zone très isolée du district de Fort Dauphin. Nous y tournons un reportage de 12mn, premier numéro d’une nouvelle émission, la Ligne directe des Observateurs (émission qui devait être diffusée le 8 avril à 21h45 sur FRANCE 24. A regarder dès à présent ici. Mot de passe :Lignedirecte)
Là encore, c’est notre Observatrice qui nous sert de guide, mais cette fois sur le terrain. En une dizaine de jours, nous rencontrons les villageois de Fenoevo – ceux qui ont commis le massacre ; des voleurs présumés de zébus et les autorités locales. Nous mettons à jour une histoire complexe. Le récit des villageois ne colle pas avec la thèse de la légitime défense invoquée par les autorités. Leurs histoires sont incomplètes et parfois même contradictoires. Sans entrer dans le détail de l’enquête, au final, ce qui avait été présenté comme une bataille entre des villageois et des voleurs bien armés s’apparente davantage à un lynchage. Les 86 personnes qui ont été tuées ce jour là étaient probablement des « malasses », mais elles ont été exécutées sommairement. Une tragédie que les autorités malgaches, impuissantes à assurer la sécurité dans la région, ont mise sur le compte d’une « justice citoyenne ».
Cette histoire de voleurs et de zébus illustre les différents temps de l’info et les différents médias sur lesquels une même histoire peut être traitée successivement. Le Web et les réseaux donnent la possibilité aux médias d’être réactifs et de traiter l’information rapidement même dans des régions difficilement accessibles. Ils donnent par ailleurs des outils pour vérifier les informations et établir un contact direct avec des témoins. Les smartphones et Skype ouvrent aussi d’immenses possibilités pour les télévisions. On ne parle à l’antenne que de ce qu’on peut illustrer par des images. Plus on dispose d’images, même amateur, plus notre couverture de l’actualité peut être exhaustive.
Les réseaux sont efficaces et nécessaires. Mais certaines affaires ne peuvent être entièrement démêlées à distance
Toutefois, l’enquête de terrain peut s’avérer être le seul moyen d’aller au bout d’un sujet. Il ne s’agit pas de dénigrer le travail fait sur le Web. Des enquêtes passionnantes se mènent aussi au travers des réseaux sociaux (c’est d’ailleurs ma spécialité ;). Et puis ne rêvons pas, aucun média n’a les moyens d’envoyer ses propres journalistes sur tous les terrains du globe. Internet est rapide, efficace et nécessaire. Mais certaines affaires, et c’était le cas de ce massacre à Madagascar, ne peuvent être entièrement démêlées à distance.
L’exemple choisi ici montre qu’un sujet peut être traité, successivement, sur différents supports. D’abord au travers du Web et des réseaux, puis à l’antenne dans des formats courts et réactifs, enfin dans le cadre d’un reportage de terrain. Il n’existe nulle concurrence ou opposition entre ces différents formats, uniquement de la complémentarité.
Les médias ont fait passer de plus en plus de journalistes du terrain aux écrans d’ordinateurs. Un thème largement débattu et déploré par la profession et dont les causes sont principalement économiques, même si pas uniquement. Le parcours des Observateurs de France 24 est allé en sens inverse. Ce projet de journalisme participatif est parti du Web, et c’est là qu’il plonge toujours ses racines, mais son évolution l’a finalement aussi poussé vers le terrain. Peut-être va-t-on enfin pouvoir mettre derrière nous l’opposition stérile entre journalisme Web et de terrain. Car il n’y a au fond qu’une seule information : celle qui a été vérifiée.
Julien Pain.