Résumé :
La fragmentation de l’audience est telle aujourd’hui qu’elle permet le succès d’œuvres dramatiques de très haute qualité, sous forme de longues séries TV à l’écriture exigeante et la réalisation soignée. Héritières des grands films des années 70, elles périment les contenus visant jusqu’ici le plus bas dénominateur commun.
D’abord produites par HBO et les chaînes payantes, puis regardées sur tous les écrans, de plus en plus consommées à la demande, à l’unité ou l’une après l’autre dans une orgie immersive d’épisodes, elles sont désormais produites et distribuées par les nouveaux acteurs du divertissement numérique et de l’Internet.
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« Difficult Men », du journaliste américain Brett Martin*, élu meilleur essai de l’été par le Guardian, nous permet enfin d’entrer « dans les coulisses de la révolution créative » entamée au début des années 2000 et qui a propulsé la télévision à un niveau de qualité inédite, où l’énorme succès des nouvelles séries dramatiques de longue durée en a fait des référents culturels, voire l’art dominant de l’époque.
Ce « 3ème Age d’Or de la télévision »** a été permis par la prolifération des chaînes et des diffuseurs, qui financent directement ces productions originales, aux formes narratives osées, addictives, déstabilisantes, mais aussi par l’appétit insatiable du public.
Elles s’inscrivent surtout dans une révolution des contenus «inséparable de la révolution dans la manière de les regarder », depuis les DVD, TiVo, jusqu’au streaming en ligne, Netflix, le partage de fichiers, YouTube, Hulu ….qui ont permis de nouvelles formes de visionnage dans un monde « où les ados ne font plus de différence significative entre un film, la TV, YouTube ou un podcast ».
Ce livre raconte l’histoire des séries qui nous sont désormais si familières : The Sopranos, The Wire, Mad Men, Breaking Bad, Six Feet Under, True Blood… De leurs héros, ou plutôt anti-héros ambigus, malheureux, immoraux, complexes, qui n’avaient jusqu’ici pas leur place dans nos foyers. Mais aussi celle d’une nouvelle catégorie d’auteurs (et « showrunners ») singuliers, géniaux, souvent narcissiques et brutaux.
Tous des « hommes difficiles » qui ont révolutionné la télévision en n’ayant pas eu peur d’effrayer et de choquer public et annonceurs par « une danse complexe et intime entre la réalité et la fiction ».
Caractéristiques de ce nouveau genre : faible audience, énorme impact et libération créative
« Dans cette nouvelle réalité économique, le succès n’est pas synonyme d’énorme, ou même seulement de grande audience », note l’auteur. Cette dernière reste l’objectif des grands networks TV et des salles multiplex de cinéma qui ont laissé le créneau du prestige et de la qualité aux chaînes du câble.
« (…) les taux d’audience brute ont cessé d’être les plus sacrés des toutes les mesures TV. Ils ont été remplacés par quelque chose de bien moins quantifiable : la marque. Le buzz (….) C’est ce qui a permis rien de moins qu’une libération créative radicale.»
La meilleure série de tous les temps, The Wire, souvent comparée à « du Dickens », n’a attiré chaque semaine aux Etats-Unis qu’une audience très faible de 3 à 5 millions de téléspectateurs. Loin des scores d’un mass media !
« Pourtant une meilleure mesure de son succès fut la manière dont la série est entrée dans pratiquement toutes les conversations d’une certaine catégorie sociale américaine : le public éduqué, citadin, progressiste de HBO (…) Dans certains milieux, ne pas avoir vu The Wire fut considéré comme une grande faute de goût social », sans avoir jamais remporté le moindre Emmy !
Loin aussi des scores grands networks, The Sopranos ont attiré en moyenne 10 millions de personnes par semaine.
Mais HBO, qui a diffusé ces deux séries, a gagné dès le début des années 2000 « autant que les 6 grands networks réunis » !
En avance et sans tabou
Des Sopranos à Breaking Bad, les grandes séries anticipent sur la perception des évolutions de la société américaine, « en guerre avec elle-même », sur fond d’insécurité économique et sociale. Elles sont aussi les témoins de nos obsessions modernes : pouvoir et violence, travail et famille, addiction et sexualité. Elles n’hésitent pas à tuer leurs personnages clés. Qui tous recourent massivement à leur téléphone portable, symbole de notre époque !
Toujours un travail collectif
« Exigé par l’appétit vorace de la télévision pour toujours plus de contenus, toujours plus vite », elles sont toutes le fruit d’un collectif d’auteurs et de scénaristes qui s’enferment des semaines entières pour inventer la suite de l’intrigue. Et contrairement à Hollywood, les scénaristes comptent ici beaucoup plus que les réalisateurs. Avec plus de pouvoir et plus de prestige !
A cet égard, Vince Gilligan, le créateur de Breaking Bad (meilleure série TV des années récentes) et ancien scénariste des X-Files, ne peut s’empêcher d’égratigner les Français. « La pire chose que nous ont donné les Français c’est le culte de l’auteur. C’est une vaste connerie ! Vous ne faites pas un film vous-même. Vous ne faites certainement pas une série TV vous-même. Vous faites confiance à des gens dans leur travail. Vous faites en sorte qu’ils se sentent à l’aise dans ce travail et vous les laisser parler ». **
Ce qu’il se garde bien de dire, mais que l’ouvrage montre bien dans quasiment chaque cas, c’est le narcissisme de ces « showrunners » qui dirigent leurs équipes de scénaristes avec force brutalité.
Autour du tableau blanc, « totem de ce nouvel âge d’or », toutes les discussions de la « writers room », ajoute-t-il, débouchent toujours sur l’une des deux questions suivantes : « dans quelle direction s’oriente le personnage ? Que se passe-t-il après ? ».
(A noter d’ailleurs l’originalité du changement marqué de caractère, tout au long de la série Breaking Bad, du héros Walter White, américain moyen devenu criminel.)
Jamais finies !
Ces séries s’étalent, en général, sur quatre ou cinq saisons d’une douzaine d’épisodes. Mais les acteurs ne savent pas quand leur personnage meurt et donc quand prend fin leur contrat !
« Fait quasi unique dans les arts narratifs, ces séries sont composées sans fin véritable, avec l’espoir qu’elles vivent indéfiniment ».
De fait, elles s’arrêtent souvent d’un coup, sans prévenir, avec ou sans dénouement de l’intrigue !
« Après tout, le but d’une série TV, contrairement à un film ou un roman, et quelque soit sa complexité, est de ne jamais finir. »
« L’inachèvement est d’ailleurs un des crédo essentiels des formes narratives de ce 3ème Age d’Or. La vie est souvent comme ça ! Les épilogues sont rarement fournis. Et ils peuvent être compliqués et rester en suspens. »
Le film du dimanche soir !
Aux Etats-Unis, les chaînes diffusent ces grandes séries le plus souvent le dimanche soir, « devenu comme un moment de fête collective nationale ». « Chaque épisode constituant une brique solide et satisfaisante, s’inscrivant parfaitement dans l’arc narratif de toute une saison, elle-même reliée aux autres saisons dans une oeuvre d’art cohérente ».
Attribut du 3ème Age d’Or de la TV : la dimension artistique
Un seul mot d’ordre chez les nouveaux « showrunners », auteurs et scénaristes : « ne pas faire de la TV ! ». Ni même « de la bonne TV ! ». Mais une ambition partagée de « créer une nouvelle forme artistique ! », alors que jusqu’à l’arrivée de ces fresques, personne ne songeait à l’art en parlant de la télévision, vilipendée pour sa vulgarité commerciale. Longtemps, les séries étaient considérées par Hollywood et les grandes chaînes comme un complément symbolique à la production et à la programmation des films. Elles deviennent désormais le centre de notre culture audiovisuelle de divertissement, un marqueur social et un référent culturel aussi fédérateur qu’un groupe de rock dans les années 1970 et qu’un bon livre pour nos aînés****.
Elles amènent, avant tout, souligne Brett Martin, « une forme narrative de qualité, des auteurs nouveaux, des idées osées ».
« Le triomphe artistique du 3ème Age d’Or est le fruit d’un opportunisme créatif tirant avantage de dislocations, de confusions et de moindres enjeux. Les hommes et les femmes qui en ont profité, l’on fait sous le radar, sans direction précise, mais avec l’obligation de prendre de gros risques. »
« C’est l’arrivée joyeuse d’un 3ème Age d’Or, qui entre les bonnes mains, a permis de transformer la télé, non seulement en une forme artistique sérieuse, mais dans la forme artistique dominante de l’époque ».
« C’est même devenu la signature majeure de l’art Américain de la première décennie du 21ème siècle, l’équivalent des films de Scorsese, Altman, Coppola et d’autres dans les années 70 ou des romans de Updike, Roth et Mailer dans les années 60 ».
Les Sopranos, comparés au « Parrain » ou au « Guépard » des années 70, voire aux Rougon Macquart de Zola, à la Comédie Humaine de Balzac, symbolisent une époque, un milieu via des personnages complexes. « Proches du statut d’institution nationale », ils figurent d’ailleurs dans la collection permanente du Museum of Modern Art (MoMa) de New York.
« Le vrai miracle de The Wire, estime l’auteur, c’est qu’à de rares exceptions liées au pédantisme des auteurs, elle est devenue l’une des plus grandes réalisations littéraires du début du 21ème siècle. »
Une forme artistique souvent si originale et osée que même les grands spécialistes du secteurs (HBO, TNT, FX ou Showtime), devenus depuis souvent arrogants, ont laissé passer la géniale série Breaking Bad, qui comme Mad Men (refusée huit ans par toutes les chaînes), a été diffusée – avec le succès que l’on sait -- par AMC, longtemps une chaîne du câble pour vieux films en noir et blanc.
L’arrivée des nouveaux producteurs et la course à la production originale
« En 2012, le mouvement vers la production originale est devenu ubiquitaire, pas seulement parmi les networks du câble, mais aussi pour toutes les plateformes et systèmes, toujours plus fragmentés, qui se multiplient pour diffuser ces contenus. »
« Il est désormais clair, dans un environnement de choix infini, que le contenu est la seule identité revendiquée par toute plateforme ou chaîne de distribution ».
Après HBO, FX et AMC, voire Showtime et TNT, c’est au tour des Netflix, Hulu et d’Amazon de multiplier à profusion les accords et les productions innovantes.
TiVo et les DVD avaient entamé la dé-synchronisation du visionnage avec les programmes. Les nouvelles plateformes, le très haut débit et le cloud l’accentuent.
En 2012, aucun grand network traditionnel n’a été nominé pour un Emmy Award dans les catégories « Séries dramatiques ». « Année après année, les grands networks se sont montrés incapables de proposer des formats dramatiques d’une heure de qualité». Plutôt que de miser sur la fiction, ils sont allés plutôt vers la télé-réalité.
En 2013, Netflix est nominé 13 fois aux Emmys !
Autre signe des temps, note l’auteur, l’engouement des stars d’Hollywood qui font désormais tous la queue pour faire de la télé : de Martin Scorsese à Dustin Hoffman en passant par Steven Soderbergh, qui a récemment déclaré :
« Le public des salles de cinéma américaines ne semble aujourd’hui pas très intéressé par une ambiguïté ou une vraie complexité d’un personnage ou d’une intrigue (…) Je pense que ces qualités sont désormais visibles à la télévision et que les gens qui veulent voir des contenus avec ces qualités regardent aujourd’hui la télévision. »
ES
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Notes :
* Entretien de l’auteur cet été au magazine The Atlantic (11/07/2013)
** Le 1er âge d’or a eu lieu lors de l’émergence du média TV (en 1956, plus 54% des foyers US étaient déjà équipés d’un poste !), le 2ème a duré un court moment d’excellence des grands networks US dans les années 80.
*** En France, à ma connaissance, seule la série « Plus Belle la Vie » sur France3 est écrite par une équipe multiple de scénaristes, mais elle ne « boxe » pas dans la même catégorie !
**** Cahier de Tendances Méta-Média N°4 – Automne-Hiver 2012-2013.
ps 1: un autre livre est paru l’an dernier aux Etats-Unis, tentant de raconter aussi le changement de paradigme débuté au tournant du siècle à la télévision : « The Revolution Was Televised : The Cops, Crooks, Slingers, and Slayers Who changed TV Drama for Ever » d’Alan Sepinwall.
ps 2 : vous l’aurez sans doute compris, je suis un fan de ces grandes séries TV. Du chef d’oeuvre « The Wire » (5 saisons sur le déclin post-industriel et la corruption à Baltimore, pour beaucoup la meilleure fiction jamais produite à la TV) à « Breaking Bad » ou à « House of Cards ». L’Europe aussi a su nous offrir de très belles productions : des excellents polars scandinaves à la photographie pluvieuse « The Bridge » ou « The Killing », en passant par la magnifique fresque socialo-historique anglaise « Downton Abbey » ou l’intelligente et noire « The Fall », thriller d’Irlande du Nord sur un tueur en série connu dès le 1er épisode, produit par la BBC et probablement la meilleure série des derniers mois.