Séries TV françaises : l’émergence d’un style (2/2)

 Par Cécile Blanchard, journaliste pigiste invitée

Avec un temps de retard par rapport à ses voisins européens, la France produit des séries ambitieuses avec une vraie « patte » française. Les raisons : une exigence accrue, une identité affirmée, et une place de l’auteur en pleine (r)évolution.

Dans les années 90 à 2000, la série française avait trois visages :

  • l’un ressemblait à s’y méprendre à un soap opera, entre telenovelas et Dallas (Sous le soleil),
  • l’autre à un téléfilm de 90 minutes mettant en vedette un héros récurrent (Julie Lescaut, Joséphine ange gardien, L’instit, etc.),
  • le dernier, enfin, ne ressemblait à… rien (Hélène et les garçons, Premiers baisers, Le miel et les abeilles, Les filles d’à côté…).

« A cette époque, les chaînes souhaitaient des épisodes « unitaires », où l’intrigue était bouclée à la fin, qu’elles pouvaient ainsi diffuser n’importe quand et dans n’importe quel ordre », explique Stéphane Carrié, scénariste pour Falco et Profilage, et membre de la Guilde des scénaristes.

Un format peu exportable et peu exporté. C’est dans les années 2000 que tout change, avec l’apparition sur les écrans français et en prime-time de séries américaines de qualité.

« C’est un format qui s’exporte plus facilement parce que, dans la plupart des pays, les grilles sont calculées sur des heures entières. Et c’est également un format plus percutant, qui change le rythme d’écriture (il se passe autant de choses en 52 minutes qu’il s’en passait en 90’). Le modèle américain nous a influencés. Là bas, chaque épisode intègre quatre ou cinq coupures publicitaires. Ils écrivent donc en quatre ou cinq actes, avec, avant chaque coupure pub un « cliffhanger » qui donne envie au téléspectateur de revenir, pour savoir ce qu’il va se passer. C’est un rythme particulier, très dense, que nous avons adopté en France, alors qu’il y a moins de publicité. Et ça fonctionne ! » renchérit Stéphane Carrié.

Enfin, aujourd’hui la plupart des séries intègrent un côté feuilletonnant. L’intérêt du téléspectateur n’est plus uniquement focalisé sur l’intrigue, mais aussi sur le (ou les) personnage(s), sa personnalité souvent complexe, sa vie. 

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Originale ET populaire

Avec la venue des séries étrangères en prime-time, et la multiplicité des chaînes, le téléspectateur a désormais plus de choix… et plus d’éléments de comparaison.

« L’exigence n’est plus la même. L’auteur de la série doit aller plus loin, puisqu’il est directement soumis à la concurrence des meilleures séries américaines et européennes. Dans un format policier par exemple, on ne peut plus raconter les mêmes histoires : il faut être plus perspicace, plus percutant, créer des situations plus originales, avec des personnages forts », souligne Stéphane Carrié.

Cette concurrence directe des séries étrangères (et leur succès auprès du public français malgré (ou en vertu de)  leur complexité),  amène également les diffuseurs à prendre plus de risques.

« Pendant longtemps, il était d’usage de se dire que les téléspectateurs, après une dure journée de travail, ne voulaient pas réfléchir. On n’en est plus là aujourd’hui. Les séries américaines ont montré qu’on pouvait surprendre le téléspectateur, lui proposer des histoires complexes, et le captiver. Du coup, les chaînes et les producteurs nous autorisent à prendre plus de risques», affirme encore Carrié.

Sur les grandes chaînes, le but reste encore de fédérer tous les publics et de plaire au plus grand nombre (il en est de même sur les networks américains, qui ne prennent pas les mêmes risques que les chaînes payantes). Mais cet impératif ne passe plus par un formatage aussi exacerbé qu’auparavant. Les diffuseurs ont compris qu’il était possible d’être original tout en étant populaire !

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La « french touch » !

Une « remise à niveau » par rapport aux séries étrangères qui, si elle est salutaire, n’est pas la seule explication de ce renouveau des séries françaises. En effet, si les séries françaises intéressent de plus en plus de public, aussi bien local qu’international , c’est avant tout parce qu’elles ont développé un style qui leur est propre, une « patte » française, comme l’a d’ailleurs souligné un article du New York Times, intitulé « The elusive pleasure of french TV series » (Le plaisir furtif des séries françaises).

« Il est très important que les séries conservent leur identité. Il ne sert à rien de vouloir faire des séries « à l’américaine ». Une série française doit clairement être identifiée comme telle, c’est même ce qui va faire son succès », affirme Patrick Vanetti, directeur du conservatoire européen d’écriture audiovisuelle (CEEA), qui enseigne l’art du scénario de fiction et l’écriture de série TV dans le cadre de sa formation initiale, et d’un atelier de formation continue spécialement dédié.

« C’est le cas des Revenants, une série fantastique très française, qui a une dimension métaphorique universelle : que fait-on avec nos morts ? C’est le cas aussi d’Un village français qui évoque une période de l’histoire française, l’occupation, mais qui interroge surtout sur la manière d’agir lorsque l’on est confronté à des choix vitaux. C’est une intrigue à la fois très « particulière », et très universelle. »

Des histoires ancrées en France, parfois intimement liées à son passé, qui non seulement arrivent à parler à tous, mais développent en plus une forme de narration singulière.

« Il y a, dans la tradition cinématographique française, un sens de la narration très original », estime Olivier-René Veillon, directeur délégué de la Commission du film Ile-de-France. L’épaisseur des personnages, la manière dont le scénario se déploie sans une utilité narrative immédiate, les « intermittences », cette notion proustienne qui introduit une certaine épaisseur romanesque… ces éléments hérité de la culture cinématographique et littéraire française sont perceptibles dans des séries comme Les Revenants ou Ainsi Soient-ils.

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C’est un régime narratif propre à la France, pour lequel il y a un public aux Etat Unis. Ça se traduit par l’achat de ces séries, notamment sur les nouvelles plateformes, comme Hulu ou Netflix.

Les séries françaises sont repérées par ceux qui renouvellent l’offre de programmes sur les marchés américains à travers l’offre de VOD, et sur les chaînes les plus créatives comme AMC, chaîne de cinéphiles (qui diffuse Breaking Bad, et Mad Men. NDR). ».

Réinventer l’écriture, prendre des risques, être audacieux en termes d’histoire comme de construction narrative… sans vouloir imiter les modèles américains ou européens : tels seraient donc les clés du succès des séries françaises actuelles.

Enfin, c’est en renouvelant le processus d’écriture des séries et en donnant une place centrale à l’auteur, que les séries françaises sont entrées dans l’ère du renouveau, et peuvent désormais rivaliser avec les séries étrangères.

Petit à petit, l’auteur au centre de la création (et non le réalisateur)

« En France, on a cette culture de l’auteur / réalisateur héritée de la Nouvelle Vague, mais qui n’a plus lieu d’être quand on parle de séries »,  déclare Stéphane Carrié.

Une « survalorisation » du réalisateur qui a certainement contribué à freiner le développement de séries de qualité. C’est en comprenant que la série est un travail collaboratif, et en instaurant le dialogue entre les différents intervenants (et il y en a beaucoup : le créateur, les scénaristes, le producteur, le diffuseur…) que la France est désormais en mesure de créer des séries « modernes ».

« En France, les diffuseurs, les producteurs, les réalisateurs, ont encore du mal à faire confiance à l’auteur de la série. C’est pourtant lui qui est en mesure de donner une identité forte à sa création », souligne Patrick Vanetti. « Au Conservatoire européen d’écriture audiovisuelle, nous favorisons les rencontres entre tous les acteurs de la chaîne. Pour instaurer une relation de confiance, il est nécessaire que chacun connaisse le métier de l’autre et son rôle. »

Un maitre-mot : décloisonner. Et adopter une nouvelle culture de l’auteur / créateur.

« Il faut bien distinguer le scénariste et le créateur de la série » précise Stéphane Carrié. « Un scénariste écrit au service d’un projet, tandis que le créateur est porteur de la vision de sa série dans son ensemble. C’est cette place du créateur qui est petit à petit en train d’évoluer.»

Ainsi, au-delà du mode d’organisation choisi (on a longtemps cru que le travail en atelier, prisé par les Américains, était la clé du succès), c’est la place centrale du créateur qui importe : il assure la vraie cohésion artistique de l’ensemble, est le garant de la cohérence de la série, saison après saison, et imprime une identité forte à la série.

Une évolution qui découle directement de l’exemple des « showrunners » à l’américaine, ces créateurs qui supervisent non seulement un pool de scénaristes, mais qui ont aussi la main sur l’ensemble des aspects de la série (identité visuelle et sonore, casting, etc.).

Aujourd’hui, plusieurs séries françaises ont ainsi replacé le créateur au centre du processus d’écriture. C’est le cas d’Un village français, où les scénaristes se réunissent en atelier pour discuter des grandes lignes des épisodes, et se partager le travail, sous la supervision de Frédéric Krivine, le créateur de la série. C’est aussi le cas de Profilage, où les deux auteures, Fanny Robert et Sophie Lebarbier, sont également productrices artistiques, écrivent elles-mêmes certains épisodes et en délèguent d’autres à un pool de scénaristes. Pour Les Revenants, l’auteur, Fabrice Gobert, est également réalisateur de la série. Un cas rare qui montre la frontière de plus en plus perméable entre cinéma et séries TV.

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Les séries TV entrent à l’école… de cinéma

Signe de cette frontière de plus en plus ténue entre cinéma et séries TV, cette année est également marquée par la création d’un cursus dédié à l’écriture des séries TV au sein de la Fémis, prestigieuse école du cinéma d’auteur français.

La première promotion a accueilli une douzaine d’étudiants, à temps plein.

« La mise en place du cursus montre l’impact culturel et la considération artistique suscitée par les séries, ainsi que le pont qui se construit entre ces deux genres», analyse Sahar Baghery, auteur du rapport "Scripted Series" sorti en octobre 2013 pour Médiamétrie Eurodata TV

« De plus en plus, les acteurs de cinéma jouent dans des séries (The Tunnel avec Clémence Poésy, No Limit avec Vincent Elbaz, Les hommes de l’ombre avec Nathalie Baye, etc. NDR), et certains metteurs en scène « de cinéma » sont à la réalisation (Fabrice Gobert, réalisateur et créateur des Revenants, a réalisé Simon Werner a disparu, Dominik Moll, réalisateur de The Tunnel a réalisé Harry un ami qui vous veut du bien, NDR). »

Une reconnaissance de l’institution et des différents acteurs des métiers de l’image et du son, qui devrait contribuer à réaffirmer un « style français », et à faire entrer définitivement les séries françaises dans la cour des grands.