(version réactualisée avec des exemples français)
En Italie, au Festival International du Journalisme on ne parlait que d'eux, cette semaine : Vox, 538, UpShot, The Intercept, les tout nouveaux sites américains d’infos lancés sous l’étiquette du « journalisme explicatif », mais aussi du hollandais De Correspondent, financé pour plus d'un million d'euros en quelques jours par le public.
« Journalisme d'explication », « journalisme structuré », « journalisme de stock », « journalisme de données narratives », chacun y va de son appellation.
Qu’ont-ils donc en commun ? Entre le rubricard et le journaliste de données
Web natifs, ils proposent tous un nouveau cadre de couverture d’un sujet, un nouveau modèle pour informer sans chercher à être exhaustif ou omniscient, sans viser nécessairement le scoop, sans publier de manière très régulière.
Souvent sur des niches, ils cherchent surtout à découper, creuser, approfondir, décortiquer, voire anticiper un sujet en utilisant toute la panoplie des nouveaux outils numériques : textes, photos, vidéos, tweets, visualisation de données, graphiques animés, statistiques, algorithmes, … C'est en tous cas une narration, dotée d'un design soigné, qui dépasse le texte écrit.
C’est aussi un journalisme de forte valeur ajoutée avec peu de staff, mais qui ne peut se passer du travail de terrain réalisé par d’autres. Avec leurs encadrés permanents réactualisés, ils ressemblent parfois à des sortes de Wikipédia de luxe, sous stéroïdes !
Le travail de leurs journalistes va au delà de celui du rubricard classique, mais s’arrête avant celui du journaliste de données.
Ils sont souvent lancés par des journalistes connus venant de très grands médias (Ezra Klein du Washington Post, Nate Silver du New York Times, Felix Salmon de Reuters, Andy Carvin de NPR, …) qui tentent l’aventure seul ou au sein d’un autre média (ESPN, Vox Media, Fusion, …) en affirmant leur voix propre.
« Ils proposent souvent beaucoup d’infos sur une même page, plusieurs entrées pour chaque info, des formes narratives différentes et flexibles pour la même info, et laissent le contrôle à l’utilisateur », résume Bill Adair, fondateur de Politifact et aujourd’hui professeur à Duke University.
Journalisme de stock vs. journalisme de flux : no need to feed the beast !
« Ils ne sont pas, comme les autres dans la roue du hamster, contraints pour remplir l’espace de fournir tous les jours d’autres infos qui chassent les autres, sans perspective, sans suivi, avec peu de contexte. Ce n’est pas grave si cela ne bouge pas tout le temps ! », explique Felix Salmon qui vient de quitter un blog connu chez Reuters pour rejoindre Fusion, une TV numérique de Miami à destination des jeunes.
« Vous donnez d’abord l’important, pas forcément ce qui est nouveau, et vous réactualisez en profondeur. Il ne se passe pas nécessairement tous les jours quelque chose d’important, même sur un grand sujet.»
« Il n’y a plus de version définitive d’un sujet et des deadlines artificiels. Pas besoin de tout réexpliquer à chaque fois à partir de zéro. Un encadré sur le côté, et le tour est joué ! ». « Pas besoin de répliquer stupidement les sujets couverts par d’autres ou d’envoyer des spéciaux là où tout le monde va.»
Richard Gingras, le patron de Google News, prône aussi cet essor de « services de la connaissance » via des « URL permanents » pour éviter que « les journaux ne mettent aux archives (à la morgue) les articles périmés. ». "Ce journalisme est un bon moyen de ne jamais perdre l’information ! », explique Chris Amico, co-fondateur de Homicide Watch. « C’est aussi moins imprévisible pour les annonceurs », admet Salmon.
« Pas besoin non plus de courir après le breaking news, estime-t-il. Personne, à part vos collègues journalistes, ne se souvient qui a été le premier sur l’info (…) Elles restent hélas le principal objet masturbatoire des journalistes ! »
Où se former à ce nouveau journalisme ?
« Sûrement pas dans les écoles de journalisme qui sont une absolue perte de temps ! », assure l’ancien de Reuters. « On apprend en le faisant ! L’école c’est la blogosphère. Créez votre blog plutôt que d’écouter des types de 55 ans vous expliquer ce qui se passait en 1974 ! ».
Plusieurs autres sites lancés ces dernières années dans cette catégorie :
- Politifact, un des premiers sites de fact-checking, récompensé par un Pulitzer.
- Homicide Watch, qui recense depuis quatre ans tous les meurtres dans plusieurs grandes villes américaines, les illustre avec des constantes, puis couvre leurs prolongements judiciaires. Il se rémnère en vendant sous licence sa plate-forme.
- En France, Slate défend cette mission depuis déjà un moment. Mais aussi Quoi.info
Et plus récemment :
- Quartz, le site assez élitiste pour mobiles de The Atlantic, qui est un peu le père de tous ces sites depuis plus de 18 mois.
- Connected China, qui propose, pour Reuters, une démarche itérative pour réactualiser les liens au sein des cercles de pouvoirs en Chine. Reuters a même un blog sur le journalisme structuré.
- Atlantic Cities sur les grandes villes de la côte est des Etats-Unis.
- Knowmore du Washington Post
- Rookie, qui couvre l’actu sportive uniquement par des citations de sportifs et de belles photos.
- Et en France, Les décodeurs au sein du Monde en ligne pour le fact-checking, ou encore AuFait, "média lent".
Leurs défauts actuels ?
- Il est très difficile de détecter rapidement, d’une visite à l’autre, ce qui a changé sur le site.
- Très top-down. Même s’ils visent le partage, ils laissent peu de place à l’interaction.
- Ils ressemblent parfois à un flot de questions/réponses agencées en désordre.
Chez First Look Media, le média lancé par Pierre Omidyar, on prend, en tous cas, son temps, comme en témoigne cet étrange billet toujours posté en une.
« Personne ne fait rien pour l‘instant, sauf Glenn Greenwald toujours sur le dossier Snowden. Nous prenons notre temps et réfléchissons au journalisme de 2017 – 2018 », confie Andy Carvin, l’ancienne star de la couverture des printemps arabes par les réseaux sociaux.
A suivre.
(Full disclosure : j’étais invité par le festival pour participer à une table ronde sur le rôle des médias audiovisuels public dans le nouveau paysage du journalisme en ligne)