Indécrottables rédactions. Même au New York Times !

Rien n’y fait ! Ni les preuves irréfutables -sous leur nez- d’usages radicalement différents du public pour s’informer, ni l’arrivée brutale -face à eux- de nouveaux acteurs plus nombreux, plus rapides, moins chers, qui racontent le monde, ni la mise à leur disposition -souvent gratuite- d’une multitude d’outils numériques fantastiques. Ni même les licenciements massifs - à côté d’eux.

Les rédactions des médias historiques demeurent figées sur les vieux modèles. Pire : elles restent très souvent repliées sur elles-mêmes.

Une étude de la Duke University vient de montrer que les rédactions américaines n’ont toujours pas fait leur mue : elles ne cherchent ni à profiter des pratiques nouveaux outils numériques, ni à modifier leur culture ou à changer leurs habitudes, ni surtout à se réinventer.

20 ans après l’arrivée d’Internet dans les rédactions, le terrible mémo-bilan de l’équipe innovation du New York Times, qui a fuité cette semaine chez BuzzFeed, est le constat le plus précis et le plus sévère sur les incroyables freins culturels qui empêchent toujours aujourd’hui, du haut en bas de la hiérarchie, la transition des médias historiques vers le numérique.

Eh oui, même au New York Times, pourtant toujours cité comme la référence pour ses prouesses digitales et son avance numérique !

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Après six mois d’enquête et d’innombrables entretiens, voici donc les principales recommandations* du rapport sur l’innovation du NYTimes :

Un constat d’abord : la valeur de la « home page » (la Une du site) s’est effondrée. Les réseaux sociaux ont gagné.

Les lecteurs arrivent par tous les côtés sur tel ou tel article, en passant par des voies détournées.  Seul un tiers des lecteurs en ligne du NYT visite la Une. Et ceux qui y vont y passent de moins en moins de temps. Une bonne illustration des problèmes.

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COOPERATION REDACTION / MARKETING / EXPERIENCE CLIENT

Le journal doit faire beaucoup plus pour partager (viraliser) ses contenus. La  rédaction doit donc travailler plus avec le marketing.

Abandonner la rhétorique sur la fameuse muraille de Chine, ou la séparation de l’Eglise et de l’Etat pour viser une vraie collaboration qui ne menace pas l’indépendance éditoriale. Lors de récents succès au journal (Cooking ou NYT Now), les gens se cachaient pour parler à la partie business !

Valoriser plus le département « expérience client » et le faire enfin coopérer avec la rédaction.  Les auteurs déplorent que ces deux entités clés ne soient pas censées se parler au NYT !

Le département « expérience client » est pourtant conséquent au NYT puisque composé d’une trentaine de personnes pour l’analyse, une trentaine au design numérique, 120 aux produits, une énorme équipe technique de 445 personnes dont deux douzaines d’ingénieurs/développeurs.  Le rapport rapporte l’anecdote d’un développeur ayant quitté le journal sur un sentiment de rejet en raison de l’impossibilité d’organiser des pic-nics avec des membres de la rédaction.

Autoriser tous les départements et individus à innover et non pas comme aujourd’hui réserver l’innovation à quelques rares services.

MISE EN VALEUR DES CONTENUS :

Expérimenter davantage dans la présentation de l’info et l’exploitation des contenus, notamment sur les réseaux sociaux.

Les auteurs notent que des concurrents comme le Washington Post ou Reuters ont de vraies stratégies éditoriales « sociales », y compris par sujets de couverture.  Ils regrettent que souvent le marketing ne soit pas prévenu de gros dossiers mis en ligne, que l’auteur mette parfois plusieurs jours à tweeter, que Twitter soit géré à la rédaction et Facebook au marketing !

Résultat : moins de 10% du trafic du NYT vient des réseaux sociaux contre plus de 60 % chez BuzzFeed.

Le rapport regrette aussi que des sites comme le Huffington Post récoltent plus de trafic avec du buzz sur des contenus du New York Times que le journal lui-même. Il déplore  aussi que la rédaction ait l’impression que l’équipe des réseaux sociaux doive travailler pour mettre en valeur leur travail, alors qu’elle a été embauchée pour collecter de l’info.

Encourager l’industrialisation des process

Trop de temps et de ressources passés sur les grosses opérations  – dont le succès est d’ailleurs difficilement prévisible—type Snow Fall, et pas assez d’efforts numériques sur les choses quotidiennes moins glamour (outils, formats, …) mais qui combinées pourraient avoir un effet supérieur.

L’industrialisation des process, à la BuzzFeed ou Vox, est sous-estimée. « Mieux vaut avoir une machine qui fait des Snow Fall qu’une seule Snow Fall !».

STRATEGIE :

Créer une unité stratégique à la rédaction pour permettre aux responsables de sortir la tête du guidon, de rester connectés avec le marché, de s’occuper à surveiller la stratégie des concurrents, les modifications technologiques et les nouveaux usages. Le NYTimes est ainsi contraint aujourd’hui de faire appel à de vieux éditeurs à la retraite pour réfléchir !

Même le NYT avec toutes ses ressources de R&D, ses labos, ses équipes mobiles ne parvient pas à sortir du quotidien pour réfléchir à son avenir. Certains avouant que c’est d’ailleurs parfois plus facile de continuer à faire comme avant que de regarder devant ! D’autres estiment que la moitié des innovations vient de discussions avec d’autres sites à l’extérieur sur ce qui marche.

DIGITAL FIRST :

Challenger les certitudes et les traditions de la partie « print » afin de libérer des ressources pour le numérique et aboutir à une mentalité « digital first » pour mieux préparer les produits.  La rédaction reste organisée autour des horaires du papier (le soir), obsédée par la Une du journal du lendemain, alors que l’essentiel du trafic est le matin ! Les grands papiers sont prévus pour l’édition du dimanche (diffusion imprimée maximale mais moindre lectorat en ligne).

Donner envie de rester : aucun des récents départs dit regretter d’avoir quitté le navire. Ils citent la vingtaine de mois nécessaire pour réaliser un projet, l’absence de figures inspirantes, de rôle modèle. Et plus simplement le risque d’y rester pour leur carrière. Car la carrière dans le numérique n’est toujours pas mise en valeur au NYT « qui doit arrêter de penser que les gens veulent y travailler pour l’imprimé ».

Embaucher des nouveaux profils numériques. Pas seulement des journalistes, mais davantage de designers, chef de produits, analystes de données. Y compris au niveau de la direction, au lieu de privilégier les promotions internes. Il faudra encore pouvoir les attirer et leur donner plus de liberté au sein de l’organisation que ce qui est la règle aujourd’hui.  Ne pas hésiter à recruter une star !

PRODUITS :

Valoriser les très riches archives, quasi abandonnées : être autant une lettre d’infos quotidiennes qu’une bibliothèque. « Re-packager » les articles sur la culture et les arts qui restent pertinents bien après leur publication, n’ont pas besoin de réactualisation régulière. Les transformer en guide pour les lecteurs, notamment pour les livres, les musées, et le théâtre.

Ne pas chercher coute que coûte la perfection. Trop souvent, la rédaction, toujours hostile à la prise de risque, est sur la défensive et bloque les changements en imaginant toujours, face aux commerciaux et au marketing, les pires scénarios.

Faciliter la prise en main, le stockage, la mise en collection des contenus du NYTimes par le public. Faciliter aussi ses capacités de remixage. Y compris dans les outils de production des reporters qui pourraient être mis à disposition des lecteurs.

Accepter de reconnaître ses erreurs. Ne pas continuer ainsi à alimenter des projets ratés sous prétexte qu’ils sont appuyés sur des contenus soit disant prestigieux.

Mieux définir le degré de personnalisation souhaité sur le site et les applis.

Créer un bouton « Suivre » pour permettre à l’internaute de suivre (ou de s’abonner) à tel auteur, thème, rubrique. Si besoin avec des alertes.

Reprendre avec force l’effort d’étiquetage des contenus (tagging) avec des métadonnées (hélas abandonné en 2010) pour faciliter la navigation et la découverte des lecteurs et accroître le trafic venant des moteurs de recherche. Créer des bases de données vraiment exploitables.« Toujours pas d’archives de recettes de cuisine après 15 ans de mise en ligne ! (…) 7 ans pour commencer à tagger des articles sous l’étiquette +11 septembre+ (…) ».

Former un leadership numérique diffus, créer une boite à outils sur le feedback, et disposer d’au moins un éditeur formé sur chaque desk : trop souvent quand les résultats sont décevants, la confusion règne et la tentation est d’aller du côté des forces conservatrices.

Régler enfin les innombrables problèmes liés au CMS (système de production éditorial).

AUDIENCE :

Apprendre mieux de l’audience : ce qu’elle apprécie et juge innovant n’est pas aujourd’hui valorisée en interne dans le workflow, l’organisation, la stratégie, les recrutements.

Améliorer grandement l’engagement avec les lecteurs : le système de commentaires ne compte que quelques centaines de contributeurs. « 1% des lecteurs commente et 3% lit ces commentaires ».  Voir comment intégrer des contenus et les opinions des lecteurs, dont on sait le haut niveau d’éducation. Ne pas hésiter à entrer en contact avec le lecteur, à poser des questions, à échanger, à partager, etc.

Accroître considérablement l’organisation d’événements "live" à l’image de The Atlantic et du New Yorker. Pour les auteurs, c’est le New York Times qui aurait du inventer les conférences TED.

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* Par commodité, je me suis inspiré très largement et très directement de l’excellent et long résumé réalisé par le Nieman Journalism Lab d’Harvard, qui voit dans ce mémo, « l’un des plus importants documents de notre époque pour le secteur des médias ». L'ordre des chapitres est le mien. Le rapport est en ligne.