Par Clara Schmelck, journaliste médias à Intégrales Mag, billet invité
Non, cette fois, les jeunes ne feront pas comme leurs aînés et ne reprendront pas l’héritage (analogique) ! C’est même l’inverse qui se produit : les plus de 35 ans adoptent les usages des « digital natives » et basculent à leur tour vers le numérique, confirme cette semaine une étude de Bain & Company pour le Forum d’Avignon.
Le numérique natif se consomme partout et à tout âge
Intitulée "Génération #hashtag", l'expertise sur les enjeux de la consommation de contenus culturels dématérialisés fait bien apparaître comment les "migrants du numériques", c'est-à-dire les plus de 35 ans, s'approprient les formats numériques natifs des jeunes nés avec l'internet, qui représentent la seule génération montante qui n’imitera pas les comportements des anciens. Une vraie transmission inversée entre les générations.
Si l'étude a choisi de nommer cette génération "hashtag", c'est pour insister sur la consommation croissante des médias de deuxième génération numérique, qui se consomment connectés, et sont conçus pour être partagés. Les oeuvres littéraires produites pour et par le numérique sont ainsi en train de remplacer les e-books, qui n’étaient qu’une transposition sur format digital des livres imprimés.
Ainsi, 93% des plus de 36 ans interrogés par Bain déclarent écouter de la musique en streaming, et la plupart d'entre-eux la partagent ponctuellement sur les réseaux sociaux. Angry Bird n'est pas réservé aux Early Birds : 55% des plus de 36 ans plébiscitent le format "numérique natif" pour jouer, quand la proportion des 15-25 ans à jouer en ligne n’atteint que 46%.
Cette tendance est mondiale :aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, France, en Allemagne et en Suède, 59% des consommateurs âgés entre 26 et 35 ans et 38 % des plus de 35 ans participent déjà à la Génération #hashtag. Ils sont 11 et 13% respectivement à être caractérisés comme des « irréductibles de l’analogique ». Dans les pays émergents (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), plus de 30 % des consommateurs âgés de plus de 25 ans ont déjà migré vers les supports numériques natifs.
Investir dans les formats natifs
« Musique et vidéo en streaming, jeux en formats courts : les contenus privilégiés par la nouvelle génération d’audiences ont dépassé l’héritage des supports analogiques pour devenir nativement numériques. Les industries culturelles doivent une fois de plus s’adapter pour s’approprier ces formats, rencontrer de nouveaux publics, et trouver de nouveaux relais de croissance, notamment dans les pays émergents ».
"Avec cette troisième vague, après l’analogique et le numérisé, il ne s’agit pas seulement d’une modification des supports, mais de changements fondamentaux débouchant sur une nouvelle forme de créativité", souligne Laurent Colombani, associé chez Bain, et l’un des auteurs de l’étude. Pour créer de la valeur, l'industrie de la culture doit donc éclater, recomposer, donner à partager. Disney, en achetant Maker Studio, spécialisé dans la production de films destinés à YouTube, anticipe l'avenir proche en se lançant dans la création participative et dans les formats courts.
Monétiser ces nouveaux contenus, la valeur est dans la reco
Le défi le plus délicat à relever pour l'industrie de la culture réside moins dans la capacité à innover en terme de création qu'à parvenir à monétiser efficacement ces nouveaux contenus culturels. Les industries culturelles doivent se réinventer pour survivre.
« Tandis que les nouveaux modèles, libérés du bagage analogique, gagnent du terrain et que les exigences de la Génération #hashtag augmentent, le succès futur des industries créatives dépend de leur capacité à réinventer leur approche : de la production à la distribution. », explique Laurent Colombani.
Le micro-paiement apparaît comme une solution satisfaisante : elle répond à la logique de fragmentation des contenus. Les ventes de musique en ligne n'ont décollé que lorsque l'offre musicale a été personnalisée. Mais ces sources de revenu sont insuffisantes. L’écart de rémunération pour l’artiste avoisine la proportion de de 1 à 20 entre la chanson vendue par téléchargement et la même sur streaming.
Le 3 novembre, la chanteuse Taylor Swift, qui vient de vendre 1 million de CD en une semaine avec son dernier album "1989", a décidé de retirer l’ensemble de ses titres musicaux de la plate-forme de streaming Spotify, qu'elle considère trop peu rémunératrice. Les consommateurs de contenus numériques natifs qui consentent à payer pour écouter de la musique sont encore trop peu nombreux, par rapport à ceux qui consomment du streaming gratuitement.
Les entreprises de contenus culturels développent de multiples stratégies payantes fondées sur la perception de la valeur par les consommateurs. Mais, pour le consommateur, où réside la valeur de l'objet artistique dématérialisé ? Il semble que le curseur se soit déplacé, dans une première phase, du créateur vers le support technologique. En prenant la place des albums sur Vinyle et sur Compact Disc, qui valorisaient l'artiste, l'Ipod met en valeur le confort de l'écoute (un objet de portatif de la taille d'une paume qui possède en mémoire un immense répertoire).
L'étude de Bain montre qu'aujourd'hui, la valeur ne réside plus dans le support technologique, qui, par ses fonctionnalités de pointe, mettaient en valeur le mode de consommation d'un contenu, mais dans la pertinence des recommandations. 75% des visionnages de contenus cinématographiques sur Netflix sont déclenchés par les recommandations de l’algorithme. Ce que payent les gens lorsqu'ils souscrivent à un abonnement à Netflix, ce ne sont pas des films et des séries, mais le service apporté par une plate-forme capable d'exploiter leurs données personnelles.
Rééquilibrer le marché
Enfin, l'étude, réalisée dans 10 pays auprès de 7.000 répondants, montre qu'il est urgent d'opérer à un rééquilibrage du marché de la culture : en 2013, l’Europe de l’Ouest et l’Amérique du Nord représentaient près de 70% des revenus de l’industrie de la musique et de l’audiovisuel.
Quelle force exercera l'Europe dans ce puissant relais de croissance ? Le vieux continent semble pris en tenaille entre le continent américain, d'où proviennent les plateformes et les formats numériques de la génération #hashtag, et les pays émergents, les vrais grands porteurs des marchés de demain.
Les BRICS, un vivier d'un milliard de nouveaux consommateurs potentiels, sont demandeurs de ces médias de troisième génération. Ces pays, qui n'ont pour la plupart pas connu la 2ème génération de médias, mais où le taux de pénétration des smart phones explose (50% en Chine, 54% au Brésil) passent directement à l'âge du numérique natif, où le modèle freemium pourrait bien s’imposer.
par @ClaraSchmelck