Netflix, simple catalyseur des mutations du marché vidéo français ?

Par Mathias Virilli, France Télévisions, Direction de la Prospective

Et si Netflix n’était que le révélateur d’un marché vidéo français -- et européen-- en pleine mutation ?

Avec l’arrivée du replay et de la VOD, la télévision linéaire n’a pas attendu l'offre SVOD prônée par Netflix pour muter. Mais le géant du streaming vidéo par abonnement est en train de donner un coup de fouet aux chaînes de télévision françaises pour qu’elles s’adaptent plus vite aux changements de modes de consommation. 

Dans son étude "De l’intérêt d’investir de nouveaux espaces stratégiques pour redynamiser le marché de la vidéo en France", le cabinet de conseil Kurt Salmon s'attache à montrer cette mutation au-delà de l'arrivée de Netflix en France et propose des développements envisageables pour que le marché français de la vidéo se porte mieux.

Lundi 1er décembre à Paris, Netflix présentera devant le groupement des éditeurs et de services en ligne (GESTE) les premiers retours de ses récents lancements européens et sa vision du futur de la TV/vidéo, avant la diffusion le 12 décembre de sa nouvelle série Marco Polo qui vise une audience mondiale.

Netflix : bienvenue en France

Le PAF a craint l’ogre Netflix pendant longtemps pour ce qui était annoncé comme une offre riche en contenus et attractive autant en termes de prix que pour son expérience utilisateur. Fluide, ergonomique, disponible sur de multiples supports et guidée par un algorithme de recommandations responsable de 75% des programmes visionnés (bien loin devant le moteur de recherche ou la sélection manuelle), l’expérience Netflix devait fragmenter encore un peu plus les audiences et de nouveau empiéter sur les revenus des acteurs traditionnels.

Au final, Kurt Salmon juge qu'il n'y a pas eu d’« effet wow », et pour cause principale, pour l'instant : un catalogue pas à la hauteur des attentes. En effet, la chronologie des médias propre à la France empêche l’américain autant que les acteurs français de proposer des films récents. Netflix se retrouve donc contraint d’attendre afin d’améliorer son offre de contenus : les droits des séries qu’il propose outre-Atlantique, non soumises à ces fenêtres d'exploitation, sont d’ores et déjà détenus par des acteurs français, à l’instar de sa série phare, House of Cards, encore dans les mains de Canal +.

Un marché français en décélération

Reste à savoir si Netflix aura un impact positif sur un marché français moins consommateur de vidéo, à en juger les chiffres de Médiamétrie. Que ce soit en live ou en replay, les Français consommaient en 2013 3h46 de télévision par jour en moyenne, soit 4 minutes de moins qu’en 2012. Une tendance qui s'accélère en 2014, avec une baisse de 8 à 15 minutes de visionnage par mois.

D'après les chiffres publiés par le CSA en septembre dernier, la télévision non-linéaire (VOD, SVOD, replay) était également en recul de 5% en 2013, avec 245 millions de revenus. Si la SVOD connaissait une croissance de 4,4% en 2013 à 28 millions de revenus que l’on peut s’attendre à voir confirmée avec l’arrivée de Netflix, la VOD chutait elle de 6,5% en 2013, à 217 millions. Aujourd’hui, la VOD et la SVOD représentent seulement 11% du marché vidéo français, contre 48,5% aux Etats-Unis.

On ne dispose toutefois d’aucune donnée sur les autres supports que la télévision, si ce n’est que 6,3% des Français regardent la TV ailleurs que sur un téléviseur (Guide du SNPTV 2014). Le replay, premier service sur un téléviseur connecté pour 73% des Français, s’effectue majoritairement sur TV avec 2,5 milliards de contenus visionnés en 2013 (2% de moins qu’en 2012). D'après Kurt Salmon, ces données sont d’autant moins encourageantes que l’offre de rattrapage augmente, avec une hausse d’un tiers concernant le nombre de vidéos disponibles et d'un cinquième pour ce qui est du volume horaire !

L’exception culturelle française, incarnée par une chronologie des médias qui espace de 3 ans la disponibilité d’un film en SVOD de sa sortie en salles (contre 6 mois aux Etats-Unis, tandis que le film est disponible en SVOD en même temps que sur la TV payante au Royaume-Uni), constitue selon le cabinet de conseil un frein à l’expansion du marché vidéo français. Toutefois, le rapport souligne que l’exception française se caractérise aussi par le fait que les Français reçoivent d’abord la TV par ADSL ou par la fibre (39,7%, soit 9,5 points en deux ans).

Seulement, Kurt Salmon indique que le prix de la VOD ou des bouquets payants semble avoir reporté les consommateurs vers la TNT (31,3% de la réception TV), dont l’offre est en France riche et disponible, réduisant ainsi le budget vidéo annuel des foyers de 95,8€ en 2011 à  60,2€ en 2013.

Une offre inadaptée à la demande ?

Et si plutôt qu'un désintérêt des français pour la vidéo, ces chiffres montraient un problème d’adéquation de l’offre à la demande ? C'est l'idée qui sous-tend la publication de Kurt Salmon, qui s'appuie sur plusieurs constats :

  • la VOD montre ses limites pour ceux qui souhaiteraient revoir un programme (par exemples les enfants avec un dessin animé)
  • la SVOD n’a que peu d’intérêt si l’on souhaite visionner les récentes sorties cinématographiques
  • le téléchargement définitif (ou EST) reste cher : on compte 10 à 17€ sur iTunes pour acheter un film.

Si les supports se sont indéniablement digitalisés, restent à savoir si les usages suivent.

Pour Kurt Salmon, en préparant l’arrivée de Netflix, les acteurs français de la vidéo n’ont pas su proposer une offre qui réponde à la demande, trop concentrés à faire face à la concurrence d’un service qu’ils ne proposaient pas ou peu. Partant de la demande par cible et par usage, le cabinet de conseil suggère qu’il y a peut-être là une opportunité à saisir pour les acteurs français. En effet, l’usage diffère d’une cible à l’autre : ainsi, si certains jeunes aimeraient voir uniquement le passage de leur candidat préféré, les parents aimeraient par exemple pouvoir avoir accès à la recette de cuisine ou au tutoriel de bricolage quand ils le souhaitent. En fragmentant ses émissions par morceau, une chaîne de télévision française pourrait ainsi faire payer ses téléspectateurs pour un morceau d’émission. Avec un prix adapté, cette fragmentation permettrait, de promouvoir les contenus produits par la chaîne sur sa propre plateforme (plutôt que sur YouTube) et sur la longue traîne.

D'après Kurt Salmon, cela impliquerait d'assouplir les services de vidéo à la demande (avec par exemple le download-to-go), ou même de promouvoir un modèle de téléchargement définitif. L’EST répondrait en effet à un besoin propriétaire des consommateurs, qui aiment pouvoir disposer de leur contenu indéfiniment, sur n’importe quel support (physique ou digital), qu’ils soient connectés ou hors-ligne.

Aux Etats-Unis, le standard Ultraviolet permet aux consommateurs d’obtenir une version digital de leur programme dès lors qu’ils l’ont acheté en VOD, DVD ou Blu-Ray, et peuvent ainsi y accéder soit en streaming, soit par téléchargement. 16 millions d’Américains l’ont déjà adopté, si bien que Verizon s’est lancé dans l’EST. En France, le service a été lancé fin 2013 en toute discrétion : sans accord avec des plateformes VOD, il a attiré 70 000 Français sur la première moitié 2014. Outre Orange et FilmoTV, peu nombreux sont les services qui encouragent le développement de l'EST en France. Cependant, l’EST, qui a connu un boom de transactions de 68% au premier semestre 2014 aux Etats-Unis (selon NPD Group), bénéficie outre Atlantique d’une fenêtre d’exclusivité de 3 semaines avant la VOD.

3890718857_c021a4d254_b

Netflix, catalyseur du marché de l'OTT

Malgré ces interrogations quant à la santé du marché français de la vidéo, l'arrivée de Netflix devrait jouer un rôle de catalyseur de l'ensemble de ces mutations et dynamiser les marchés vidéos européens dans lesquels l'entreprise américaine s'est récemment implantée. Si la consommation de vidéos des Français pointe du nez, l'appétit pour des contenus de toutes sortes semble augmenter. Couplé à la baisse des coûts technologiques, les revenus OTT du Royaume-Uni devrait par exemple augmenter de 254% d'ici 2017, pour atteindre les 613 millions de dollars. Ceux des marchés néerlandais et allemands devraient suivre une croissance aussi fulgurante, avec des taux respectifs de 1147% (de $19-25 millions à $237 millions en 2017) et 286% (à $143 millions en 2017), d'après une étude MTM London.

L'implantation de Netflix dans ces pays a stimulé l'investissement dans le marché OTT, alors que l'usage de smartphones augmente et que les régulations changent. Dans ce contexte et en prenant compte les fortes barrières à l'entrée que représentent l'acquisition de contenus et d'une base d'abonnés, il est possible que le marché voit quelques services s'établir et se partager avec des contenus différenciateurs : films de niches ou rares, performances live, catalogue enfants, etc. Sont également à prévoir des offres différenciées en termes de business model : services subventionnés, supportés par la publicité, transactionnels devraient s'entremêler pour générer des revenus diversifiés.

Enfin, un écosystème non-optimal en termes de débit et d'appareils connectés, associé à des attentes fortes des consommateur et l'inflation des droits d'acquisition de contenus pourraient constituer des freins à la croissance du marché de l'OTT en Europe et notamment aux entreprises désireuses de proposer des contenus de niche.

Netflix devrait donc provoquer la catalyse attendue du marché de l'OTT, aboutissant à une diversification des offres OTT. A prévoir notamment un assouplissement des offres SVOD et une guerre déjà lancée pour l'acquisition de contenus qui permettent aux services de se différencier tout en gardant l'attention de ses consommateurs. Reste à savoir si le marché français, avec ses spécificités, est susceptible de suivre un chemin différent ?