Par Erwann Gaucher, adjoint à la direction de France Télévisions Editions Numériques
« Plusieurs millions de personnes ont défilé le 11 janvier pour défendre la liberté d’expression, et la première chose que les politiques font après cette marche c’est d’affirmer qu’il faut réguler internet. Mais quel est le rapport ? ».
Ce paradoxe, que souligne le journaliste Jean-Marc Manach, est l’une des nombreuses questions auxquelles les participants au séminaire « Journalisme et bien commun à l’heure des algorithmes » ont tenté de répondre cette semaine à Paris au Collège des Bernardins. Avec un angle dicté par l’actualité dramatique des derniers jours : "Internet, le numérique, leurs outils, leurs pratiques, ont-ils des réponses spécifiques à offrir pour garantir la liberté d'expression ? ".
Le numérique peut-il garantir la liberté d’expression en la répandant plus vite que ce ne fut jamais le cas, ou la pervertir en mettant à disposition de tous des outils de censure ou de radicalisation ? Quel est le rôle du numérique dans la liberté d’expression ? Comment concevoir cette liberté d’expression dans une conception totalement nouvelle du temps et d'un espace sans frontières ? Comment améliorer la culture générale numérique pour éviter des décisions inadaptées à la nouvelle vie numérique des citoyens ?
Comme très souvent lorsqu’on interroge le numérique, il faut d’abord interroger les usages. Et notamment ceux des journalistes : « Bien sûr, on est tenté de faire un parallèle entre les récents attentats et le choc médiatique du 11 septembre 2001", explique Ludovic Blecher, directeur générale du Fonds Google pour l’innovation numérique de la presse.
"Mais ce qui change profondément ce sont les usages et le temps. Avant, il était très rare qu’un journaliste soit sur le lieu même d’un événement. Il arrivait après, interrogeait les témoins, les voisins, les autorités sur place. Maintenant, les voisins diffusent la vidéo de l’événement avant même que le journaliste ne soit sur place ».
« Le public est totalement partie prenante de l’information désormais. Les gens veulent être dans cette excitation de l’information que connaissent bien les journalistes, même dans les cas dramatiques. Ils veulent faire partie du show et accélèrent le temps médiatique ».
Redistribution des cartes : se saisir des outils, entrer dans les usages, pour réussir à traiter l’immédiateté avec recul
Face à cette accélération du temps, à cette redistribution des cartes qui change l’ordre habituel de la hiérarchisation et du tri de l’information, que peuvent faire les journalistes ?
« Ils doivent se saisir de ces outils numériques pour être en contact avec le public. Être là où est le public, sur les réseaux sociaux par exemple, et y faire de la curation. Prendre la parole devant le public, l’orienter : suivez tel compte Twitter, c’est une source sérieuse, consultez ce site si c’est un site crédible, pas celui là, et pourquoi. Il faut entrer dans la conversation, comme l’ont fait les sites à travers leurs +live+ ces derniers jours. Le +live+ du Monde a été remarquable par exemple, avec des journalistes répondant aux questions, expliquant pourquoi telle info ne pouvait pas encore être confirmée, démontant les rumeurs. Les journalistes doivent rentrer dans les conversations pour créer de la confiance en parlant au public, pas juste en délivrant de l’information » estime Ludovic Blecher.
Entrer dans les conversations pour ne pas creuser un peu plus le fossé entre le temps numérique et celui des médias traditionnels, entre le public et les journalistes.
"Le public ne doit pas aimer la presse que lorsqu’elle est attaquée. La soutenir, lui être assez fidèle quel que soit les supports, c’est aussi lui donner les moyens de la qualité ».
L'anonymat n'existe pas sur Internet
Un fossé que l’on retrouve entre les praticiens des usages numériques et les simples observateurs, et que dénonce avec véhémence Jean-Marc Manach. Le journaliste, qui se définit lui-même comme « envoyé spécial sur internet », insiste sur la méconnaissance d'Internet de trop de gens :
« Pour beaucoup, pendant des années et encore aujourd’hui, Internet s’est résumé à un lieu de rumeurs, de pédophiles et de nazis. Sur les milliers d’articles écrits ces derniers jours sur la « cyber guerrre » entre les sites djihadistes et Anonymous, quasiment aucun n’était capable d’expliquer pourquoi des sites de collèges, de commerces se retrouvent « attaqués ». Alors que l’explication est simple. Beaucoup de sites ne sont pas attaqués en tant que tel, mais sont simplement repérés par des systèmes qui cherchent tous les sites ayant une faille et qui s’y glissent. Dire que le site d’un collège a été visé par des djihadistes devient alors une erreur que l’on relaie et qui déforme la vision de cette actualité »
Une différence de connaissance qui s’est parfois retrouvée dans les échanges entre le public et les intervenants de cette session du séminaire. Quand une question aborde le numérique comme caisse de résonance des extrémismes grâce à l’anonymat et à la puissance de diffusion des réseaux sociaux, plusieurs intervenants corrigent :
« L’anonymat n’existe quasiment pas sur internet, nous n’avons jamais laissé autant de traces », explique Jean-Marc Manach. Mais trop d’utilisateurs du web ne connaissent pas les outils pour le comprendre. « Beaucoup croient que les tweets faisant l’apologie des attentats à Charlie se sont largement répandus. Là aussi, c’est en grande partie faux. Les fameux tweets #jesuiscoulibaly ont représenté 78.000 tweets face aux 6 millions de #jesuisCharlie, et lorsqu’on les regarde de près, un tiers utilisaient ce hashtags pour les dénoncer. On parle donc de quelques milliers de tweets, émis par des personnes ayant quelques centaines de followers tout au plus mais sur lesquels on a fait un effet de zoom démesuré en les mettant à la Une des journaux et des télévisions dont l’audience se compte par millions »
Internet, c'est aussi la vraie vie
Cette méconnaissance de ce qu’est internet, de ce que sont les usages numériques est un constat partagés par tous les intervenants, comme Adrienne Charmet-Alix, directrice de la Quadrature du Net :
« Internet est un bien commun, un nouvel espace public dématérialisé, mais il n’est pas virtuel, il est totalement dans la vraie vie » rappelle cette dernière. « Le numérique a bousculé presque tous les aspects de la vie actuelle et pourtant, la liberté d’expression sur le numérique est régie en France par la loi de 1881, faite il y a plus d’un siècle pour une presse qui n’est plus le vecteur principal de l’information comme c’était alors le cas. Le législateur veut pousser les acteurs du numérique à l’auto-régulation, mais les risques sont grands de voir les grands acteurs du numérique abandonner des pans entiers de libertés individuelles pour réussir cette auto-régulation ! ».
« Cette auto-régulation, ce travail en commun peut être souhaité. Mais ce qui a changé c’est en effet le cadre global », confirme Jean-François Petit, maitre de conférences en philosophie, à l'Institut Catholique de Paris. "Il faut prendre en compte la nouvelle condition numérique et c’est de la responsabilité de tous, pas seulement des acteurs du numérique, des géants du web. C’est une responsabilité du public et des médias ».
L'urgent besoin de littératie numérique
C’est sans doute le point d’accord qui restera des échanges du séminaire : le besoin, urgent et profond, d’éducation au numérique.
- Education des utilisateurs, dont les usages se développent beaucoup plus vite que la conscience des conséquences de leurs actions numériques.
- Education du monde politique, pour sortir du piège dans lequel le législateur s’enferme en régulant souvent inutilement un univers qu’il ne connaît pas, et souvent sans légitimité nécessaire pour une application efficace de la régulation.
- Education des médias et des journalistes pour comprendre et rendre compte efficacement de ces aspects numériques de la vie des citoyens.
Retrouvez les intervenants sur Twitter : Ludovic Blecher ; Jean-Marc Manach ; Vincent Peyregne ; Adrienne Charmet-Alix
(Full disclosure: le débat état modéré par Eric Scherer, coordinateur de ce blog et co-directeur de ce séminaire de recherche).