Par Philippe Deloeuvre, directeur de la Stratégie, France Télévisions
Pionnier numérique en 2010, Tahiti peine à passer à la vitesse supérieure en raison de gros problèmes d'accès au réseau, mais les médias locaux s'activent tous pour relever les défis nés des nouveaux usages : l’accès des contenus à la demande gagne du terrain et la bataille entre éditeurs traditionnels et nouveaux barbares est engagée.
Délinéarisation, info hyper-locale, recherche de services de proximité, tous cherchent la martingale pour renforcer – en le renouvelant – le lien avec le public. Et le tsunami de contenus qui s'annonce fait aussi craindre la dilution des productions locales avec un sentiment identitaire plus aigu qu'en métropole pour des raisons historiques et géographiques évidentes.
L’enjeu essentiel du numérique au milieu du Pacifique, à 6.000 km de tout continent, c’est bien sûr l’accès au réseau. Le territoire est connecté par Honotua, un cable transocéanique qui relie Tahiti au reste du monde via Hawaï et les Etats Unis et les discussions de longue date pour le doubler par un second lien capable de sécuriser le premier, d'apporter plus de débit - descendant mais surtout montant - et de le rendre économiquement viable semblent s'enliser.
Les raisons ? Avant tout des enjeux politiques, géostratégiques (via quel continent se raccorder ?) et financiers (question du retour sur investissements ou concurrence mal vécue par l'opérateur public satellitaire).
Pour autant, tout le monde s'active pour relever le défi du bouleversement des usages. Des opérateurs OTT (NuiTV, TIVIZZ, …) inspirés par la côte ouest des Etats Unis qui héberge une partie de leur CDN, fournissent d'ores et déjà leurs box capables de distribuer services et contenus à la demande en concurrence des chaînes linéaires.
Même sur un si petit territoire, l’accès des contenus à la demande gagne du terrain et la bataille entre éditeurs traditionnels et nouveaux barbares est engagée.
Des médias traditionnels qui ne sont pas en reste
-
Polynésie 1ere dispose de deux atouts considérables pour relever le défi du numérique. Une marque puissante tout d'abord et la complémentarité d'une télévision et d'une radio qui jouit d'une notoriété et d'une popularité héritée du temps où elle était un lieu de résistance, le lieu où l'on parlait tahitien sous le jouc de la langue française. Ces atouts, les équipes ont déjà commencé à en profiter pour renforcer le lien avec leur audience en investissant lourdement Facebook, qui cartonne en Polynésie, ou en éditant une application pour smartphones accessible en mobilité.
-
Même constat « du côté de la Fautaua1 ». La Dépêche de Tahiti, le quotidien local dont l'édition papier ouvre ses 8 premières pages sur les petites annonces avant même de couvrir l'actualité, ne devrait avoir aucun mal à développer sur son site des services de proximité.
-
TNTV, la télévision publique financée par le gouvernement local, propose aussi un service de replay, édite ses vidéos pour une consommation à la demande et dispose d’une application pour smartphone. Elle a déjà pris le chemin de la segmentation de son offre et propose des verticales thématiques (sport, culture, divertissement)
Deux TV publiques !
En Polynésie française, tout semble familier mais tout est différent : deux autorités de gouvernance (la Présidence du territoire et le Haut Commissariat représentant de l'État), deux langues (le tahitien et le français), deux télévisions publiques (TNTV et Polynésie 1ère) coexistent harmonieusement mais face à face. L'exonération de redevance audiovisuelle dont dispose les Français polynésiens n'est qu'un signe tangible parmi d'autres de la mauvaise conscience et du "sanglot de l'homme blanc" qui tente de se faire pardonner au yeux du fenua2 et du monde les très controversés essais nucléaires pratiqués non loin de là, à Mururoa.
On entre en territoire avec la ferme intention de parler de métropole et chacun ici vous renvoie à la France. Car si cette partie de la Polynésie est française, nul doute qu'elle se vit et se revendique d'abord polynésienne. Preuve en est, les manifestations du Heiva3, qui donnent à voir chant et danse polynésiennes, réunissent à Tahiti 20.000 spectateurs tous les ans et sont l'expression d'une forme de résistance. C'est aussi sans doute ce qui fait d'un festival de films documentaires relativement pointus un évènement plébiscité par le public où les places sont vendues à guichet fermé !
Ici plus qu'ailleurs la question de la diversité et de l'exception culturelle se pose. 118 poussières d'îles, réparties sur un territoire aussi étendu que l'Europe et peuplées de seulement 280.000 habitants ont profondément à coeur de faire exister et de montrer leur culture et leur langue.
Le FIFO, lieu d'échange sur la transformation numérique
Un des plus importants évènements culturels du bassin Pacifique vient ainsi de s'achever à Papeete : la 12éme édition du Festival International du Film documentaire Océanien (FIFO) qui a réuni comme chaque année public et professionnels pour célébrer la vivacité et la diversité des cultures du Pacifique. C'est aussi, et depuis longtemps, pour la plupart des télévisions de la région le lieu d'échanges nourris sur la transformation à l'oeuvre dans les média sous l'influence du numérique.
« Vivre ensemble » sur fond de métissage culturel fait de polynésiens, de chinois et de popa’a4 qui cohabitent sans heurt, public du FIFO capable de s'enthousiasmer au point de décerner son prix à un film rendant hommage à un mahu5 hawaïen qui pose rien de moins que la question du genre, quasi taboue en métropole, télévision et radio publiques réunies.
Pour affronter le défi des usages numériques, la Polynésie a donc des choses à nous dire que nous serions inspirés de bien vouloir écouter pour penser notre avenir. Même si Jacques Brel nous a prévenu depuis les îles Marquises : ici "l'avenir est au hasard".
Encore un enseignement des peuples du Pacifique...
Le réalisateur Jan Kounen, Président du jury du 12ème FIFO, sur le plateau de Polynésie 1ère
------------------------------------------
1 la rivière qui jouxte les locaux de la Dépêche de Tahiti et lui sert de nom
2 Pays, territoire
3 Le Heiva est une manifestation annuelle traditionnelle qui a lieu au mois de juillet en Polynésie française.
4 nom donné par les tahitiens aux étrangers
5 homme-femme au statut particulier, régi par la coutume polynésienne