L’an dernier, le plus grand festival européen de journalisme, escamotant le « What », avait célébré l’avènement du « Why » : le journalisme d’explication déboulait à grand fracas en ligne (Vox, 538, UpShot, The Intercept, De Correspondent...) et donnait un coup de vieux au journalisme de flux et à ses breaking-news en série.
Cette année à Pérouse, c’est le « How » qui a pris toute la place, glorifié par les pros des médias du monde entier, à la recherche d’une martingale pour que survive un journalisme utile dans un monde saturé d’infos.
« Process, expérience, relation, engagement, personnalisation, co-production, activisme,… » y furent les maîtres-mots.
C’est donc, en matière d’informations --secteur qui ne connaît pas de crise de la demande -- la grande mutation vers des médias expérientiels.
« Nous devons réaliser que nous ne sommes plus dans le secteur des contenus, mais dans celui des services », a martelé Jeff Jarvis, prof de journalisme à l’Université de la ville de New York, qui rappelle que le concurrent aujourd’hui est plus l’intelligence artificielle de l’assistant personnel Google Now et les algorithmes de Facebook qu’une autre rédaction.
« Il faut donc arrêter de traiter le public comme une masse à qui on balance de manière indifférenciée la même chose. Nous sommes désormais en mesure de le connaître au niveau d’une communauté ou d’un individu, et d’accomplir des tâches pour lui ».
Federico Badaloni, directeur de l’architecture de l’information pour le grand groupe italien de médias L’Espresso résume bien la nouvelle donne : « nous ne sommes plus dans le secteur de l’information, mais dans celui de la relation (…) nous passons donc de la monétisation de l’attention à celle de la confiance ».
« Après les visiteurs, les lecteurs et les abonnés, l’heure est aux +membres+ à qui est proposée un sens d’appartenance à un club et qui doivent se sentir spéciaux et uniques », décrit Raju Narisetti, vice-président de News Corp.
Pour Jarvis, les journalistes « doivent donc avant tout écouter les besoins de leurs communautés, pas chercher à les créer », puis en devenir des leaders d’opinion, y organiser les débats, être des éducateurs, des activistes de cause, à l’image du Guardian qui vient de s’engager avec force dans la lutte contre les énergies fossiles. « Son succès ne sera pas mesuré en clics mais au nombre de fonds financiers qui se seront engagés à ne plus y investir ».
Co-production sur des plateformes, et non déclamation sur une publication
« Nous avons créé +Fanpage+ car l’info disponible était ennuyeuse et l’audience déconnectée de l’actu », résume Francesco Piccinini, le directeur de ce site italien d’infos (33 millions d’utilisateurs) qui défend un « journalisme constructif », qui aide les gens et dessine des pistes de solutions.
« Via nos contenus, nous revendiquons une conscience sociale avec un point de vue », explique Felix Salmon, senior editor de Fusion, la plateforme pour millenials basée à Miami et détenue par Disney et Univision.
« L’antidote quotidienne au battage du jour » est ainsi devenu le slogan du site payant (60 € / an) du De Correspondent, lancé il y a un an via une campagne de crowdfunding. Le site d’infos néerlandais travaille avec ses 30.000 membres qui choisissent les sujets et font le plus souvent l’impasse sur les sujets de l’heure. « Nos membres sont non seulement des partenaires mais d’actifs contributeurs. Nous sommes donc bien plus une plateforme qu’une publication », indique le redchef Rob Wijnberg.
Les données remplacent l'instinct
« Mais en 2015, le travail des journalistes c’est aussi de faire en sorte d’avoir des lecteurs », prévient Jigar Mehta, qui dirige « l’engagement » d’AJ+, la nouvelle plateforme d’Al Jazeera pour les jeunes adultes.
Et pour améliorer le « How », en plus de l’écoute de la communauté et de « ce qu’on appelait autrefois l’audience », il y a aussi désormais l’analyse fine des données numériques, qui est en train de changer la donne.
Passent donc aussi de plus en plus à la trappe le fameux « news judgment » des journalistes, le « gut feeling » de la bonne info, le journalisme d’instinct, qui firent les beaux jours de vieux rédacteurs-en-chefs sûrs d’eux.
« Jusqu’ici ces redchefs mettaient un truc en Une et ... priaient pour que ça marche », dénonce Aron Pilhofer, patron des rédactions numériques du Guardian et transfuge star du New York Times.
« Aujourd’hui, les outils de mesure permettent des conversations plus intelligentes dans les rédactions. On a besoin de savoir ce qui marche (…) Moi, je suis un dingue de données (a data nerd)».
D’autant qu’avec la personnalisation, la publicité va être de plus en efficace et arrêter progressivement de payer pour des contenus qui ne sont ni lus, ni vus.
Pilhofer a réorganisé ses équipes en 4 départements :
« Aujourd’hui, tout le monde pense data ». L’engagement est mesuré en permanence et les data, comme ailleurs, sont partout ! « Y compris et surtout dans la rédaction ! », assure AJ+.
« Il faut ainsi organiser l’info autour des besoins des gens », explique Jarvis. « Au moins à hauteur de 20% ». Les données le permettent. « Pour enfin passer d’une logique de volume (de clics) à celle de la valeur, celle du journalisme ». Les indicateurs de mesure de réussite d’un médias d’infos devraient aussi rapidement intégrer ce qui est utile aux gens. « La conversion des visiteurs, membres et abonnés en membres sera une mesure clé », ajoute Narisetti.
Medium, le YouTube des textes, privilégie lui le temps passé :
« Mais, attention, choisissez avec le plus grand soin les données que vous allez retenir, car ce sont elles qui vont vous définir par la suite », avertit Matthew Ingram, ancien de GigaOm et aujourd’hui chez Fortune.
Attention aussi à ne pas devenir esclave des données : « sinon on ne parlera jamais de l’Union Européenne ou des guerres oubliées », rappelle De Correspondent.
Le mobile, un tout nouveau monde, donc de nouveaux formats d’infos
« Les médias d’aujourd’hui vont chercher les gens là où ils vivent », explique Felix Salmon, de Fusion.
A Pérouse, chacun a donc reconnu que le mobile n’était en fait pas un nouveau canal de distribution supplémentaire, mais bien « un tout nouveau monde ».
Facebook a même admis que « l’expérience news sur les mobiles était cassée » tandis que Google révolutionnait, cette semaine, le search sur mobile.
« Des formes entièrement nouvelles de journalisme sont en train d’émerger », constate Pilhofer du Guardian.
Pour transmettre un grand nombre d’infos et raconter une histoire en 30 secondes, quelques minutes ou une fiche, les sites d’infos, nouveaux et anciens, expérimentent donc aussi de nouveaux formats – le plus souvent vidéo – comme la BBC sur Instagram ou CNN sur Snapchat, en concurrence avec les talentueux agrégateurs mobiles automatiques comme Circa, Zite ou Yahoo Digest.
L’exemple d’AJ+ : pas de site web et pourtant très moderne !
Lancé il y a 6 mois de San Francisco avec 80 personnes (journalistes, développeurs et community managers), AJ+, nouvelle offre d’infos d’Al Jazeera « à destination des jeunes Américains mobiles, connectés, s’intéressant au monde », est organisée en 3 équipes qui s’entremêlent :
- l’équipe éditoriale, elle même divisée en 4 parties : temps réel, contexte, documentaires et satire (oui, satire !)
- l’équipe d’engagement (applis, social, développement de l’audience, données)
- l’équipe des plateformes
AJ+ n’a pas de site d’infos dédié mais préfère être présente sur les plateformes où vivent les jeunes aujourd’hui : Facebook, Vine, YouTube, Medium, Twitter, Android, Snapchat, iOS, etc…
« L’essentiel est de permettre le partage des contenus », a expliqué Jigar Mehta, qui pilote « l’engagement » de la plateforme.
Le journalisme mobile est privilégié : « nous créons non seulement POUR le smart phone mais AVEC cet appareil », y compris pour les documentaires et les manifestations de rues, une des grandes spécialités d’AJ+.
Les vidéos, même sur l’actu récente, sont souvent sous-titrées et le plus souvent accompagnées de graphiques et de musique, la contextualisation de l’info régulièrement assurée avec des animations (5 experts dans l’équipe). Le réseau mondial de pigistes StoryHunter est sollicité pour des reportages, notamment en Afrique.
Aujourd’hui la priorité est mise sur les fiches d’infos qui vivent par elles-mêmes et incluent souvent des mots, des photos ou vidéos et des graphiques. Des fiches de conversation et de débat sont même créées.
Depuis 3 mois, AJ+ a embauché un acteur australien pour expérimenter les vidéos satiriques. Ne manquez pas le Greek Starter !
Reste à voir si les jeunes mordent !
Next : le journalisme immersif
La BBC entend mettre l’accent sur une « gamification » de l’info. « Nous sommes désormais surtout en concurrence pour l’attention de gens qui jouent, pas avec des gens qui s’informent ailleurs », dit Jacqui Maher de BBC News Lab et tout juste recrutée du New York Times.
Mais la prochaine grande plateforme de communication passera très certainement par les technologies de réalité virtuelle qui permettent l’immersion au sein des reportages, de l’info, des documentaires.
« Vous sauterez dans l’histoire pour interagir avec l’environnement à 360° », sans même utiliser de clavier, souris ou vos doigts, résume Dan Pacheco, qui détient la chaire de journalisme d’innovation à l’Université de Syracuse et a piloté une expérience pour un journal du 1er groupe de presse US Gannett.
« Média expérientiel par excellence, la réalité virtuelle ruse avec votre cerveau et lui fait croire que vous êtes ailleurs. Elle transporte votre conscience à un autre endroit et vous fait croire que vous y êtes présents (…) Elle va permettre au public d’interagir avec un événement et ressentir plus d’empathie ».
Déjà des fédérations sportives se préparent à vendre des tickets aux fans qui leur permettront depuis chez eux de se croire au bord du terrain.
« Imaginez Meerkat à 360° !! ». « C’est comme si nous étions aux premiers jours de l’Internet », assure Pacheco. « Mais attention c’est une techno très puissante : si les médias d’infos ne s’en saisissent pas d’autres vont le faire pour contrôler les messages ».
Mais pour réussir ces nouvelles étapes de la mutation des médias d’informations, les développeurs manquent partout, les spécialistes de l’expérience utilisateur (UX) aussi, sans parler des « data scientists » ! Et parfois encore aussi, la volonté dans les rédactions !