Par Julien Kostrèche, Ouest MediaLab, billet invité
Ouest Médialab s’est intéressé à la recommandation d’info personnalisée et est allé prendre la température du côté des médias, afin de mieux comprendre leurs craintes et leurs attentes face aux algorithmes. À travers son étude pilotée par Typhaine Guézet et réalisée par SciencesCom, le cluster vous livre des avis d’experts sur la question.
Dans un contexte de digitalisation accélérée du monde, l’abondance d’informations peut vite tourner à l’indigestion. L’une des réponses à ce phénomène d’infobésité est celle des algorithmes, capables de filtrer les contenus de manière automatisée à partir des données personnelles de l’utilisateur et de distribuer des informations susceptibles de l’intéresser. Bienvenue dans le monde merveilleux (mais compliqué) de la recommandation personnalisée d’information. Si elle a fait ses preuves auprès de certains mastodontes du web (Facebook, Google, Netflix, Amazon…), elle peine encore à s’imposer comme une évidence au sein des salles de rédaction.
Mais alors, pourquoi les médias se montrent-ils si frileux ? C’est ce que Ouest Médialab a cherché à comprendre. Le cluster a mené une étude en partenariat avec SciencesCom : à travers des entretiens qualitatifs, 12 acteurs clés du secteur (éditeurs, startups, experts) ont répondu à nos questions. L’objectif ? Mieux comprendre les réticences des médias et imaginer les solutions les mieux adaptées.
Si les résultats de l’étude soulignent les freins sérieux à l’adoption de tels systèmes, ils montrent aussi que la recommandation personnalisée semble bel et bien correspondre aux nouveaux usages du marché. Les personnes interrogées sont (presque) unanimes : elle représente une opportunité formidable pour donner un nouveau souffle au business model des éditeurs et revaloriser la production journalistique. Ouest Médialab a pris soin de décortiquer l’étude et vous livre 15 conseils avant de vous lancer.
1Sortir du déni…
La recommandation personnalisée d’information semble être un passage incontournable dans l’histoire des médias. « Il faut arrêter de penser qu’on va pouvoir faire sans (…). Les médias ne peuvent pas ne pas s’y mettre au nom d’une peur de la technique ou de la machine » estime Basile Simon, data-journaliste au BBC News Lab. La personnalisation d’information répond aux besoins du marché et certains considèrent même qu’elle permet de rester dans la course. « Ceux qui ne vont pas le faire vont peut-être perdre de l’audience. » résume Iban Hatchando, développeur sémantique pour la start-up News Republic.
2 … Sans tomber dans l’optimisme béat
L’individualisation de l’information n’est pas un phénomène nouveau : les gens se sont toujours orientés vers les contenus qui les intéressaient, l’information a donc toujours été d’une certaine façon individualisée. Selon le consultant Olivier Ezratty, « ce qui change, c’est qu’on en consomme plus grâce à Internet et aux mobiles ».
3Ne pas trop personnaliser
Un des écueils majeurs de la personnalisation de l’information est d’enfermer l’utilisateur dans une communauté restreinte et de le priver d’une ouverture sur le monde à laquelle il pouvait prétendre dans le schéma classique de l’information. Ce risque d’enfermement barre la route à toute forme de sérendipité, cet « heureux hasard de tomber sur des choses auxquelles on ne s’attendait pas », résume Eric Scherer, directeur de la prospective et de la stratégie numérique chez France Télévisions. « Comment ne pas passer à côté de ce qui se passe ailleurs et qui pourrait aussi m’intéresser ? » s’interroge Basile Simon du BBC News Lab. Nicolas Becquet, journaliste à L’Echo, pense que « l’addition de filtres successifs peut déformer la perception de la réalité et modifier l’accès à la connaissance ». La solution se trouve peut-être du côté de l’application Near you Now, pour laquelle l’enjeu n’est pas de différencier les utilisateurs pour mieux les cibler mais de s’intéresser à ce qui les réunit et les motive à partager des informations.
4Inspirer confiance aux utilisateurs
L’autre grande inquiétude au coeur des réflexions concerne les données personnelles de l’utilisateur. Face au vide juridique sur l’utilisation de la data, rassurer l’audience est une priorité. Anthony Sheehan, directeur de Near You Now, estime que l’utilisation de ces données doit se faire en contrepartie d’un service à réelle valeur ajoutée pour l’utilisateur. Apporter quelque chose en plus peut même légitimer un modèle payant : « Si je suis capable de vous donner de la valeur ajoutée qui correspond parfaitement à vos centres d’intérêt, vous serez peut-être un peu plus enclin à payer. » déclare Fabrice Bazard, pilote des projets numériques du groupe SIPA – Ouest France. Nicolas Becquet pense quant à lui qu’il est nécessaire de garantir une certaine transparence sur les conditions d’accès à l’information. « L’enjeu principal, c’est que chaque utilisateur soit conscient de cette personnalisation, qu’il puisse la valider et qu’il en connaisse les modalités ».
5Bien connaître son audience
« Les médias ont pris du retard sur la connaissance de leur public » observe Nicolas Becquet (L’Echo). Le traitement traditionnel de l’information se souciait jusqu’alors encore peu des réactions du lecteur. Avant de se lancer dans la personnalisation d’information, Fabrice Bazard (Ouest France) recommande aux organisations de savoir à quel client elles s’adressent : « Connaître l’historique de sa relation avec l’entreprise, savoir tout ce qu’il a contracté, tout ce qu’il a acheté. Une fois que l’on a franchi cette étape, il faut connaître ses centres d’intérêt ». Les capacités de traçage et d’indexation qui se cachent derrière le concept du Big data permettent aujourd’hui de mieux appréhender le parcours de l’utilisateur.
6Convaincre les journalistes
« Si on personnalise notre information, ce n’est pas pour avoir plus d’audience mais pour mieux servir nos audiences » déclare Basile Simon (BBC News Lab). Ce n’est plus un secret pour personne, les journalistes vont devoir travailler main dans la main avec les développeurs, rappelle Eric Scherer (France Télévisions). Le “news judgement” des journalistes, qui font confiance à leur instinct pour savoir ce que veulent les lecteurs ne suffit pas. « Forts de leur propre expérience, de leur culture sur un sujet et de leur sens de la hiérarchie de l’information, ils doivent maintenant collaborer avec des data specialists pour savoir ce qui intéresse le public mais aussi quoi chercher et où regarder » poursuit Eric Scherer. La recommandation personnalisée est aussi un moyen d’assurer aux journalistes la visibilité de leur production. « La personnalisation peut permettre à votre histoire d’être vue par les gens qui s’y intéressent vraiment », explique Josef Pfeiffer, directeur du développement commercial de Gravity.
7Convaincre les annonceurs
La personnalisation d’information permet d’acquérir une connaissance beaucoup plus fine de ses lecteurs et représente ainsi un argument de vente pour les annonceurs. Clare Cook, enseignant-chercheur au Media Studio Innovation (Uclan), ajoute que le ciblage de l’information offre la possibilité de diffuser une publicité adaptée et au bon moment, ce qui va faciliter l’acte d’achat. « Aujourd’hui, on sait que 10% des articles génèrent 90% du trafic. Ça veut dire qu’il y a 90% du contenu qui n’est jamais lu, jamais ouvert, ou de manière très sporadique », rappelle Stéphane Cambon, directeur de la société Ownpage. « L’intérêt d’un système de recommandation comme le nôtre, c’est de pouvoir faire remonter l’audience de ces contenus-là. ».
8Tester et s’armer de patience
L’application Near You Now propose une recommandation personnalisée basée sur la géolocalisation. L’équipe a mis 2 ans à résoudre des problèmes techniques, comme le classement des articles en fonction de leur pertinence. Une affaire de meurtre semble plus importante qu’une histoire de chat coincé dans un arbre mais tout dépend en fait de la proximité géographique de l’utilisateur avec l’événement, explique Anthony Sheehan. La société Gravity insiste sur l’importance d’une mise à jour régulière des données de personnalisation. Son système de recommandation fonctionne par courbe d’intérêt : plus un sujet est consulté de façon régulière, plus le système vous recommandera des contenus en lien avec ce sujet et inversement. Toujours garder en tête qu’un sujet peut intéresser un lecteur seulement sur une très courte période. Fabrice Bazard (Ouest France) recommande de se jeter à l’eau, de tester, de procéder par tâtonnement. Il insiste sur la nécessité de tout mesurer et surtout, de persévérer !
9Optimiser l’expérience utilisateur
Comme Krishna Bharat, le programmateur indien à l’origine de Google News, Denis Teyssou, responsable du Médialab de l’AFP France, pense que « l’idée maîtresse, c’est de fabriquer de nouvelles expériences utilisateur autour du contenu. ». Le fer de lance de la recommandation personnalisée est l’expérience utilisateur, qui associe design, technologie et journalisme. Selon lui, « c’est ça qui fait revenir les gens » et qui contribue à la fréquentation des sites Web aujourd’hui.
10Au-delà du contenu, s’intéresser au contexte
Selon Clare Cook (Media Studio Innovation), la personnalisation doit aussi être affinée selon le moment de la journée. « Ce que je veux découvrir le matin n’est pas la même chose que ce qui m’intéresse à midi ou le soir. Une bonne personnalisation doit tenir compte du contexte, et aussi du support de diffusion (PC, mobile, tablette…) ».
11Nouer des partenariats stratégiques
Stéphane Cambon (Ownpage) et Eric Scherer (France Télévisions) s’accordent à dire que les moteurs de recommandation sont compliqués car ils nécessitent de l’algorithme et de l’expertise en développement, une perle rare pour la plupart des rédactions. La recommandation personnalisée implique des investissements lourds qui peuvent vite dépasser le million d’euros. « Si on n’a pas la bonne équipe, on peut se rater, ça peut être un investissement à perte. Les sites de presse ne développent pas ça en interne (…), on prend les risques de R&D pour les éditeurs et ensuite on leur propose d’acheter le service à un prix acceptable » explique Stéphane Cambon. Confier ses contenus à un tiers, c’est aussi le créneau de News Republic qui propose ses services aux titres de presse n’ayant pas les ressources suffisantes en interne pour développer leurs propres systèmes de recommandation.
12Faire des choix
Le système de la recommandation personnalisée ne s’adapte pas à tous les médias ni à tous les types d’informations. « Ce système fonctionne surtout pour des “informations de niche” ou “thématiques” » constate Nicolas Becquet (L’Echo). Fabrice Bazard (Ouest France) s’attarde sur les risques d’une personnalisation trop poussée qui habitue les lecteurs à des contenus de plus en plus pointus et donc à une demande croissante de journalistes experts. Une exigence compliquée à gérer pour un média généraliste qui a toujours privilégié la polyvalence de ses journalistes. « Il faut sans doute choisir les segments ou les niches sur lesquels on veut se positionner et proposer du contenu personnalisé, parce qu’on ne va pas pouvoir devenir spécialiste de tout », conclut Fabrice Bazard. Il rappelle que de tels projets sont structurants et s’inscrivent dans un processus lent et coûteux. Parmi les solutions envisagées : le regroupement des médias. Selon lui, « ils devront s’associer ou partager les efforts pour relever ces différents défis. Il y aura un phénomène de concentration, en tout cas d’association. D’ici un ou deux ans il va se passer des choses. ».
13Veiller à la qualité du contenu
« La solution, c’est d’abord le contenu, pas l’algorithme » tranche Maëlle Fouquenet, journalise à l’ESJ pro. Et pour proposer un contenu de qualité, il faut pouvoir le différencier, en laissant par exemple plus de liberté aux rédactions et en revenant à l’enquête, aux articles de fond. Olivier Ezratty (consultant) prône aussi « la recommandation sur des articles longs, (…), approfondis, avec beaucoup d’informations ». Lui aussi privilégie la qualité de la ligne éditoriale et pense que le véritable enjeu est de produire des papiers intéressants plutôt que de « faire de la recommandation sur des contenus qui ne le méritent pas ».
14Ne pas oublier d’où l’on vient
Fabrice Bazard (Ouest France) n’oublie pas que ce qui fait vivre son journal, c’est d’abord son support natif, le papier. Les 150 000 abonnés à la version imprimée représentent un tremplin formidable pour le web et ce sont eux qui font vivre le journal. « Il faut réussir à orchestrer la complémentarité. Les entreprises et les médias qui opposent le canal classique et le canal numérique échoueront. ».
15Garder l’humain dans la boucle
« Je trouve que la recommandation humaine a une valeur plus forte » déclare la journaliste Maëlle Fouquenet (ESJ pro). Cette valeur humaine, Gravity ne l’a jamais perdue de vue. Et c’est peut-être ce qui fait aujourd’hui la force de son système de recommandation. L’entreprise laisse la main aux rédactions sur la diffusion des contenus importants et automatise les flux d’information basique en fonction des données personnelles de l’utilisateur (géolocalisation, centres d’intérêts…). Pour les experts interrogés, le système de recommandation idéal est mixte, comme celui de Gravity. Stéphane Cambon (Ownpage) évoque la nécessité de combiner informations incontournables pour tous et informations personnalisées pour l’utilisateur. C’est aussi l’avis de Nicolas Becquet (L’Echo), pour qui la mixité permet de ne pas dénaturer la ligne éditoriale du journal. On lui laissera le mot de la fin : « tout est une question d’équilibre et de dosage entre l’intervention de l’homme et de la machine ». Même Apple, Twitter ou YouTube ne misent pas tout sur les algorithmes et font aujourd’hui appel à des journalistes pour vérifier, hiérarchiser ou mettre en perspective les informations.
Chantiers numériques, kesako ?
Cet article est issu de la veille #13 du cluster, normalement réservée aux adhérents de Ouest Médialab. Toutes les veilles du cluster, nommées « Chantiers numériques », sont collaboratives : elles proposent des retours d’expérience des adhérents ayant testé de nouveaux outils numériques ou des méthodes de travail innovantes. La veille #13, entièrement dédiée à l’étude sur la recommandation personnalisée d’information, est exceptionnellement ouverte à tous.
France Télévisions est partenaire de Ouest MediaLab