Par Alice Pairo, France Télévisions, Direction de la Prospective
2016 devrait être une année très prometteuse pour la réalité virtuelle, côté développement (nouveaux dispositifs et contenus), et côté adoption. Particulièrement en matière de journalisme. De nombreux concepts ont vu le jour ces dernières semaines : le New York Times a distribué un million de cardboards afin de visionner son appli sur un camp de réfugiés « The Displaced », le Los Angeles Times a envoyé les internautes sur Mars avec son site « Discovering Gale Crater », ABC News les a plongés au cœur d’une parade militaire de Corée du Nord dans le cadre du projet « Inside North Korea ». La période d’octobre 2015 à février 2016 a été jusqu’à présent la plus prolifique en matière d’expérimentations de story-telling VR. Ou mieux d'expérience VR.
Ces expériences sont cruciales car elles permettent d’analyser la faisabilité et l’intérêt de la VR dans le domaine de l’information et devraient rapidement révéler si elle peut ou non devenir un medium d’information. Malgré un optimisme largement partagé, plusieurs inquiétudes et questions émergent. Elles concernent notamment l’accès, la narration, l’engagement, l’éthique journalistique ou encore la monétisation. La Knight Foundation en collaboration avec USA Today Network vient de publier l’étude « Viewing the future ? Virtual reality in journalism » afin d’observer l’emploi que font les médias de la VR, d’analyser les opportunités qu’elle constitue pour eux mais aussi les défis auxquels elle les confronte.
A quoi rêvent les médias?
Dans le cadre de l’étude, dix professionnels des médias d’information (The Wall Street Journal, The Washington Post, USA TODAY, Fusion, RYOT, Vrse, BBC, Discovery, Frontline et Emblematic Group) ont donné leur avis sur l’emploi de la VR dans leur domaine : certains sont très optimistes, d’autres sont plus nuancés ou bien relativisent les conséquences de son développement.
« Nous allons pouvoir plonger les gens au cœur des guerres, des camps du réfugiés ou sur le tapis rouge des Oscars » explique Molly Swenson, chief operating officer de RYOT. Ce à quoi elle ajoute: « La VR nous offre l’opportunité de voir le monde à travers une nouvelle paire d’yeux ; vous voyez, entendez et êtes de manière sensationnelle présents dans un moment, un endroit, une communauté différente de la vôtre. La VR fait tomber les barrières comme rien d’autre ».
Certains voient en la réalité virtuelle un medium à part entière qui pourrait bouleverser le monde du journalisme.
« Nous assistons à la naissance d’un nouveau medium, ses effets à venir seront considérables pour l’information et le journalisme » prévoit Niko Chauls, directeur des technologies appliquées à USA Today.
D’autres relativisent les conséquences de la VR sur le secteur, comme Jessica Wu, deputy managing editor and global head of visuals au Wall Street Journal, pour qui les médias traditionnels et les journalistes ne devraient pas s’inquiéter de son développement.
« Je n’irais pas jusqu’à dire que la VR constitue le futur du journalisme, comme je n’aurais pas dit que la télévision, la radio, ou la photographie était le ‘futur du journalisme’ à leurs débuts. Ils étaient sans aucun doute révolutionnaires et ont apporté quelque chose aux histoires, qui sont devenues plus réalistes aux yeux de l’audience, mais n’ont jamais complètement éliminé une forme ou une autre de journalisme, quelle qu’elle soit » explique-t-elle.
L’étude révèle également que le fait de garder un équilibre entre innovation et fondamentaux des pratiques journalistiques est très important pour un grand nombre de journalistes. En témoigne cette anecdote : après le lancement de l’application « The Displaced » par le New York Times, Michael Oreskes (senior vice president of news and editorial director de NPR) a adressé une note à son équipe dans laquelle on pouvait lire
« Alors que nous expérimentons ces nouveaux formats, nous devons faire attention à ce que notre excitation vis-à-vis des nouvelles technologies ne nous fasse perdre de vue les bons standards hérités des formats plus anciens ».
Plusieurs défis à relever...
Toujours dans le cadre de l’étude, les mêmes professionnels des médias ont répondu à un questionnaire sur leurs expériences avec la réalité virtuelle. Les remarques se recoupent souvent et concernent des problématiques diverses qui témoignent à la fois de leurs inquiétudes et de leurs attentes.
- L’accès
Si certaines entreprises organisent des événements pour permettre de tester des casques et de visionner des contenus de VR spécifiques, ou vont jusqu’à offrir des cardboards pour encourager les utilisateurs à télécharger des applications mobiles, l’accessibilité à la VR est encore très limité. Et comme l’explique Corey Key, vice president of digital, corporate marketing and research de Discovery Communications
« les gens vont continuer à consommer de l’information, le plus rapidement, efficacement et de la façon la plus accessible (ce qui veut souvent dire la plus abordable) possible. Tant que les reportages VR ne seront pas disponibles facilement, la VR n’est pas prête de remplacer les autres formats ».
- La structure narrative
La VR permet aux utilisateurs d’explorer des scènes et de découvrir des personnages et informations à leur propre rythme, de la même façon qu’ils navigueraient au sein d’un jeu vidéo. Et cela constitue un challenge pour les journalistes, plus habitués à guider eux-mêmes leur audience dans l’histoire.
« Je pense qu’il existe un fossé générationnel entre le ‘gamer’ et le ‘non-gamer’, il est très compliqué pour les journalistes de s’accomoder avec cela. Mais la génération des ‘gamers’ grandit, elle veut aujourd’hui être informée » explique justement Nonny de la Peña d’Emblematic Group.
- L’engagement
Les retours des utilisateurs sur la VR sont souvent d’ordre émotionnel. Ils expliquent notamment que la réalité virtuelle les emmène plus près de l’événement, et fait tomber les barrières intrinsèques au travail du reporter ou correspondant. Le terme « empathie » revient d’ailleurs très fréquemment quand il s’agit de parler d’expérience VR. De plus, selon certains journalistes, la vidéo 360, qui par définition ne permet pas de cadrer, expose l’utilisateur à une multitude de faits et le transforme en « témoin » de la scène, ce qui favoriserait l’esprit critique.
- L’éthique journalistique
Mais que se passe-t-il quand une scène entière est représentée ? L’immersion peut-elle être trop réaliste et créer la peur ou l’inconfort ? Que se passe-t-il par exemple si un vétéran souffrant de stress post-traumatique visionne la vidéo 360 d’une bombe explosant au cœur d’Alep ? Les journalistes s’interrogent de plus en plus sur les conséquences involontaires que pourraient créer une couverture en réalité virtuelle.
- La monétisation
Peu de contenus en réalité virtuelle ont attiré la publicité jusqu’aujourd’hui, le reach n’est de toute évidence pas encore assez important aux yeux des marques et agences. On commence tout de même à réfléchir à des solutions créatives et originales d’inclure les messages publicitaires dans du contenu VR, comme avec des pre-roll immersifs, de la VR en natif, des contenus « advertorial », du placement de produits ou encore des liens profonds.
Mais nous n'en sommes qu'au début !