Par Clara Schmelck, journaliste (Intégrales, Socialter) et philosophe des médias et Barbara Chazelle, France Télévisions, Direction de la Prospective
On ne présente plus Pokémon Go, l’application qui consiste à attraper des Pokémon et qui est incontestablement le grand succès du moment. Le jeu de piste a réussi l’alchimie de mécaniques bien connues et de fonctionnalités plus innovantes. Voici 10 leçons pour les médias.
1Le mobile reste la porte d’entrée
Le mobile est devenu le dénominateur commun de toute communauté connectée et par conséquent la porte d'entrée de nombreux contenus et d'expériences. Cela peut paraître une évidence, et pourtant, beaucoup de rédactions ne conçoivent pas encore leur offre pour « mobile first ». Même en perte de vitesse, l’application reste une vitrine pour les marques et un vecteur important de la relation client.
2L’expérience prime sur le contenu
Le jeu consiste simplement à capturer le plus de Pokémon possible et à les faire évoluer pour les engager dans des duels. Ce qui donne son intérêt à Pokémon Go, c’est le voyage autonome qu’est amené à faire chaque joueur dans sa quête.
Des médias (le NYT, le Guardian, le Parisien, Arte, France 5 etc) expérimentent la production de vidéos 360 et reportages en réalité virtuelle. Ils sont conçus comme des expériences où l'utilisateur vit sa propre aventure audiovisuelle, sans toutefois parcourir des kilomètres comme le font les joueurs du jeu inventé par Nintendo. Des expériences d’information cinématique où le corps de l’utilisateur est en mouvement pourraient prochainement voir le jour. On ne pensera plus à s’informer sans pouvoir en même temps éprouver, mais aussi explorer et rencontrer.
3Le réseau social bascule IRL
On a souvent reproché aux gamers de rester scotchés à leurs manettes et aux réseaux sociaux de ne pas mettre si social que cela. Pokémon Go n’est pas social in-app mais IRL ; le jeu fédère des foules entières lors de chasses géantes organisées par les joueurs eux-mêmes.
Ce phénomène n’est pas nouveau ; les Youtubers rassemblent depuis quelques années déjà leurs fans lors d’imposants meet-up. Si les communautés se créent en ligne, les événements, les rencontres les consolident.
4Les histoires se poursuivent
Pour faire évoluer son Pokémon, le joueur doit partir à la recherche d’une pierre évolutive ou nourrir la bestiole avec des bonbons. L’évolution est une des mécaniques les plus importantes du jeu en ce sens qu’elle permet de construire une aventure suivie entre un joueur et le Pokemon qu’il a capturé.
Le deep journalism correspond à cette logique d’histoires qui se poursuivent. Quartz aux USA ou Les Jours en France sont des sites bâtis à partir d' « obsessions », des feuilletons d’investigation conçus sous l’aspect d’épisodes évolutifs à suivre au jour le jour. Un rythme qui rompt avec la tendance aux contenus snackable qu’on oublie aussitôt après les avoir grignotés.
5L’expérience se prolonge
Pokémon Go ne se limite pas à la simple chasse aux Pokémon. La communauté échange sur bien d’autres plateformes. Des contenus sont créés spécifiquement pour chaque réseau : retours d’expériences sur Twitter, organisation d’événements sur Facebook, tuto et astuces sur Youtube ou encore coulisses et vlogs sur Snapchat.
Une expérience, c’est un avant, un pendant et un après. Là encore, rien de révolutionnaire et pourtant, une expérience média se finit bien souvent à la fin d’une vidéo ou d’un article. Et l’on se contente encore trop d’utiliser les réseaux sociaux comme simple outils de distribution alors qu’ils sont devenus des plateformes de création. On ne le répétera jamais assez : à chaque plateforme, son format et son ton !
6La valeur, c’est la rareté
Le jeu deviendrait vite répétitif sans l’espoir d’attraper un Pokémon rare et très bien caché, comme Tortank (Blastoise en anglais) par exemple. L’effet stimulant du « rare » s’observe également dans la consommation des médias : les lecteurs sont prêts à payer pour obtenir un contenu original et approfondi. Mais, le mode « péage » de ce qui s’appelle d’ailleurs « paywall » repousse. Les sites d’information pourraient être amenés à valoriser de manière ludique leurs enquêtes payantes, pourquoi pas au moyen d’une « chasse aux contenus » sur leur plateforme.
7Une arène sécurisée
Une des activités d’un dresseur, c’est de faire combattre ses Pokémon contre d’autres Pokémon.
On pourrait mettre en parallèle ces combats contraints aux débats et espaces de commentaires qui tournent parfois en véritable foire d’empoigne. L’espoir des échanges démocratiques et civilisés est déjà loin dernière nous mais cela n’empêche pas de réfléchir à des solutions qui amélioreraient l’expérience. Par exemple, l’application Candid, un réseau social anonyme qui prône le débat d’idées, est gérée par une intelligence artificielle : elle attribue un pseudo à ses utilisateurs à chaque nouvelle connexion mais aussi des badges en fonction de leur personnalité numérique : Influencer, Hater, Gossip, Giver… et permet ainsi de savoir à qui l’on a à faire et éventuellement de passer son chemin. Ou encore le plugin Licornes contre Haters, qui transforme les injures par des emojis en cœur et licornes et ridiculisent ainsi les haters.
Savoir sécuriser son arène est un enjeu important pour les médias, notamment vis-à-vis des jeunes, dont beaucoup ont trouvé refuge dans l’environnement fermé de Snapchat contre les insultes et autres commentaires violents auxquels ils devaient faire face sur les autres plateformes.
8L’environnement est un territoire …
Ce qui est nouveau avec Pokemon Go, c’est l’effet inédit de territorialisation d’une expérience ludique. Le territoire est un espace délimité par des lois et approprié par un individu, une communauté. Le jeu, qui se base sur la géo-localisation de PokeStops et d’arènes, a provoqué une appropriation symbolique inédite de l’espace de la ville, du quartier, de la voie, du terrain, du champ. Ainsi, de New York à Dakar en passant par Sète, des groupes de joueurs s’approprient des zones à forte densité de Pokémon. A contrario, c’est le territoire national qui s’est réaffirmé lorsque le jeu est sorti : dans le monde entier, les gouvernements ont eu à rappeler que certains lieux ne se destinent pas à la quête au Pokémon (lieux de culte protégés par l’Etat, lieux du pouvoir…).
Jusqu’à présent, la presse locale reste une presse de proximité : elle rapporte les faits qui se sont produits dans un rayon de n kilomètres. Les sites d’info locale pourraient s’enrichir d’expériences en réalité alternée du type de Pokémon Go pour encourager l’interaction entre les lecteurs et leur espace vécu.
9…où le joueur n’est pas installé dans un rapport de critique
« Celui qui conduit, c’est celui qui ne joue pas », rappelle cet été un panneau sur l’autoroute A4.
Les joueurs de Pokémon Go ont l’illusion d’évoluer dans un territoire utopique, où ils seraient entièrement protégés de tout accident par le simple fait de jouer. Contrairement au cas du Serious Game, qui place le joueur dans une situation où il est face à des responsabilités, Pokémon Go ne met pas en mouvement la conscience critique du joueur. Un avertissement pour les médias d’information, dont le rôle est de convoquer un sujet réfléchissant, apte à s’interroger sur ce qu’il lit, voit, entend et ressent : tout type de contenu journalistique n’est pas compatible avec le modèle d’expérience ludique qu’a inventé Pokémon Go.
10La réalité augmentée : tout est à inventer
Pokémon Go a souvent été décrit comme une application de réalité augmentée. Ce n’est pas tout à fait exact, puisque les contenus virtuels ne sont pas projetés directement sur des éléments réels. La juxtaposition reste cloisonnée à l’interface mobile.
Néanmoins, le jeu aura certainement permis de faire connaître la réalité augmentée à un public plus large pour qui cette technologie n’est plus de la science-fiction. Pour les médias, tout reste à inventer mais c’est dès maintenant qu’il faut réfléchir à ce que sera une expérience holographique de l’information !