Par Gautier Roos, France Télévisions, Direction de la Prospective
Comment s'adapter aux nouveaux usages du numérique quand on est un titre de presse historique et prestigieux ? Le New York Times a publié cette semaine un rapport interne définissant les grands axes stratégiques du groupe pour les trois années à venir. Un programme durable et ambitieux qui témoigne (enfin!) d'un changement de mentalités au sein des rédactions traditionnelles.
Ce document d'orientation stratégique rédigé par sept journalistes missionnés par le directeur exécutif du journal décline toute une série de lignes directrices à suivre sur de nombreux chantiers d'ici 2020 (formation et recrutement des journalistes, nouvelles attentes des consommateurs d'info, orientation du modèle économique…) pour s'adapter à une économie des médias en perpétuelle évolution.
L'objectif étant de trouver un modèle pérenne tout en maintenant le journalisme de qualité qui a fait sa réputation depuis des décennies. Et d'engager des changements sur le moyen-long terme, plutôt que de procéder par touches cosmétiques.
Une sorte de cahier des charges revu et corrigé à l'heure du numérique, dont de nombreux médias d'infos pourraient tirer parti pour avancer (et survivre) dans un monde incertain. La volatilité du lectorat, la concurrence des pure players gratuits, la cohabitation entre la rédaction papier et le numérique : voici quelques clés utiles aux éditeurs qui souhaitent engager des réformes sur le long cours.
Favoriser le lecteur (et non plus l'annonceur)
Phénomène notable : l'ère de la publicité reine semble terminée. Le New York Times souhaite plus que jamais s'inscrire dans une démarche d'abonnements de qualité (subscription-first business), et cherche d'abord à satisfaire ses lecteurs avant ses annonceurs.
La course aux clics n'est plus la priorité absolue : ce sont désormais le recrutement et la fidélisation d'abonnés qui comptent, seule façon de s'inscrire dans une démarche durable (et moins dépendre des variables aléatoires du marché). La répartition des revenus a en effet changé drastiquement en à peine dix ans pour le journal, ce qui explique aussi la raison de ces nouvelles lignes stratégiques :
Le Times fait partie des titres pour lesquels le virage du digital a été un succès, avec près de 500 millions de dollars générés uniquement par le numérique en 2016, soit bien plus que de nombreux éditeurs (BuzzFeed, The Guardian, The Washington Post...) réunis. D'ici 2020, le journal table sur 800 millions de dollars générés grâce au numérique.
Pour ce faire, l'accent a été mis sur trois grands axes : l'information, la composition des rédactions, et le management.
1L'information
Le rapport constate que les articles les moins lus du NY Times sont souvent ceux dont la forme est la plus classique (peu de contenus additionnels, peu de visuels…) et la plus proche de celle qu'on peut trouver gratuitement sur des sites concurrents. Pour devenir le point de rendez-vous indispensable dans la tête du lecteur, et justifier le temps et l'argent que l'abonné investit sur le site, le Times mise sur :
- Une mise en scène de l'info plus visuelle : encore trop d'articles ressemblent à un simple empilement de textes et ne fournissent pas forcément les outils adéquats pour comprendre l'info (le rapport cite l'exemple de ce lecteur réclamant en commentaire une simple carte pour comprendre un article sur les autoroutes new-yorkaises). Ce qui est valable pour le lecteur doit l'être aussi pour les journalistes, qui sont encore limités lorsqu'ils désirent enrichir les contenus avec des photos, vidéos, etc.
Le journal mise ainsi sur une synergie renforcée entre les journalistes papier et les équipes graphiques (infographistes, photographes, vidéastes), encore cantonnées à un rôle secondaire à une époque où ils sont de plus en plus prépondérants dans l'emballage informationnel.
- Varier les formats pour faire du NYT une habitude ancrée dans les pratiques informationnelles des lecteurs : si le quotidien papier est riche en rendez-vous, la version numérique doit trouver de nouvelles formes pour se rendre indispensable (newsletters, alertes, tableaux, FAQs, vidéos…) et exploiter au mieux les nombreux outils d'édition dont elle dispose aujourd'hui. Les "daily briefings" du Times, qui synthétisent l'essentiel de l'info sur une période bien délimitée, sont un exemple de narrations "épisodiques" et régulières qui montrent l'exemple à suivre.
- Mettre l'accent sur un journalisme de service (rubriques Cooking, Watching, Lifestyle…) : en plus d'un contenu purement informationnel, le Times doit perpétuer ses formats façon "tutoriels" de qualité destinés aux pratiques du quotidien, au bien-être et aux conseils d'expert. Dans les années 1970, cette richesse éditoriale était un compromis idéal pour attirer d'un même coup les lecteurs et les marques. Aujourd'hui, cette stratégie semble plus destinée à augmenter et fidéliser le nombre d'inscrits, étape préalable pour attirer les publicitaires.
- Engager davantage les lecteurs : à l'heure où les plateformes (Facebook, principalement) sont en train de subtiliser l'engagement des éditeurs, le Times souhaite élargir les possibilités d'interaction entre les membres de sa communauté et renforcer l'engagement des lecteurs. Les articles suscitant le plus de commentaires ne doivent plus être ceux réservés à un lectorat de niche, mais bien le cœur de leur activité éditoriale.
2La composition des rédactions
Les grandes ambitions du journal passent aussi par le déploiement de nouvelles compétences au sein des rédactions, à une époque où le journalisme subit (c'est un euphémisme) de nombreuses transformations.
- Former les employés aux nouvelles pratiques (et ainsi faire du "digitally-native journalism") : conscients du fait que le "journalisme à la papa" est en train de mourir, les reporters comme les chefs de service souhaitent acquérir de nouvelles compétences. Le journal va donc mettre en place des sessions de formation permettant la maîtrise des nouveaux outils de narration numérique.
- Recruter rapidement des journalistes experts dans leur domaine et formés au numérique : plus spécifiquement, trois secteurs sont renforcés dans les mois à venir : des journalistes maniant des outils visuels, des reporters ultra-spécialisés, et des rédacteurs en chef capables de synthétiser l'info et de la placer dans un contexte plus analytique.
De nouveaux postes "d'experts" viennent ainsi d'être créés (avec par exemple un journaliste spécialisé dans les questions du genre, un producteur exécutif dédié à l'audio pour les podcasts) et c'est dans cette voie que le journal souhaite poursuivre son aggiornamento.
- Favoriser la diversité du staff : les journalistes réunis autour de la table doivent refléter un minimum l'audience (variée) qu'ils visent. Ce besoin d'hétérogénéité concerne la diversité ethnique, religieuse et sociale, mais pas uniquement : le staff du NY Times accueillera dans les mois à venir plus de femmes, plus de jeunes journalistes, plus de travailleurs non-américains, et plus de gens vivant en dehors des grandes métropoles.
- Repenser le recours aux journalistes freelance : plancher sur la relation avec les contributeurs extérieurs (y recourir plus pour certains types de contenus), dans la mesure où leur nombre risque d'augmenter dans les années à venir et qu'ils sont à l'heure actuelle une aubaine éditoriale - les contenus rédigés par des journalistes freelance réunissent en effet plus de lecteurs que ceux écrits par les employés.
3Le management
Le journal souhaite prendre plus de risques à l'avenir, et manifeste aussi l'envie de cesser de se reposer sur l'héritage du print.
- Mieux définir l’identité et les objectifs de chaque desk : donner une vision et des objectifs clairs à chaque département, où l’héritage du print (et d'un modèle publicitaire alors stable et florissant) est encore trop prégnant. De nombreux salariés issus des différentes rédactions semblent ne pas comprendre dans quelle direction s'oriente leur département. Trois priorités se dessinent ainsi au sein de chaque de desk :
- a) Le journalisme : quels sujets couvrir ou ignorer ? quelle est la forme la plus adéquate ? qu'est-ce qui permet de se distinguer des concurrents ?
- b) Le public : qui est visé par le contenu ? comment faire en sorte que le public revienne lorsqu'il cherchera un sujet sur un domaine similaire ?
- c) Les opérations : répartir les compétences et trouver l'équilibre au sein du staff entre les reporters, les créateurs de contenus, les managers…
- Redéfinir ce qu'est… le succès : le NY Times pourra bientôt compter sur un outil permettant de nouvelles mesures d’audience, qui répertorie et analyse les éléments qui attirent et maintiennent le lecteur sur le site. Une approche plus qualitative, qui permet d'abandonner la sacralisation du nombre de pages vues, et autres données purement quantitatives. Le "2020 group", l'équipe du NYT qui a rédigé ce rapport, souligne aussi que les indicateurs de performance ne font pas tout : le journal repose aussi sur le discernement de ses rédactions (quelle histoire est digne d'être publiée ou mise en avant, et à quel moment ?) pour mener à bien sa refonte éditoriale.
- Redéfinir les priorités lors de la conception des articles : consacrer plus de temps à penser leur construction (l’angle, le style, la forme la plus adéquate pour tel ou tel contenu) et moins s'attarder sur les détails (placement des paragraphes…). Ce point concerne non seulement les priorités du lecteur, qui a aujourd'hui l'embarras du choix en matière d'info, mais aussi la façon de travailler des équipes, qui consacrent parfois trop de temps à des tâches secondaires.
- Renforcer la synergie entre la rédaction et le reste de l'entreprise, et permettre notamment aux développeurs, designers, et chefs de produit, de comprendre comment fonctionne la rédaction (et réciproquement).
- Être moins dépendant du diktat du format papier…tout en rendant la version print encore meilleure : des formats récents, destinés uniquement à la version papier, ont permis au journal de se maintenir au top : des changements similaires seront initiés en 2017. Le NYT manifeste aussi le besoin de renforcer la coordination entre les journalistes couvrant des thèmes similaires, qui travaillent pour l'heure en vase clos. La création imminente d'équipes consacrées au climat ou à la question du genre s'inscrivent dans cette direction.
Journal de référence et pionnier en matière de révolution numérique, le NYT a pris acte d'un modèle encore appelé à évoluer.
Une direction dont bien des médias d'information, même ceux confortablement nichés sur un piédestal, feraient bien de s'inspirer.