Vidéo : le mobile impose ses standards
Par Gautier Roos, France Télévisions, Direction de la Prospective
Commençons par un constat aux allures d’évidence : en 2016, le smartphone est (vraiment) devenu hégémonique. Il dépasse désormais le desktop en terme de trafic web (plus de 51% de la navigation en ligne). Cette percée s’est accompagnée d’un boom de la consommation vidéo, qui elle-même s’effectue désormais en majorité sur mobile (51%).
Tous ces chiffres étaient évidemment prévisibles, vu le rythme (trépidant) auxquels nos devices évoluent. Ce qui l’était moins, en revanche, c’est la professionnalisation qui a subitement accompagné ces usages : l’écriture mobile est en train d’infuser sérieusement les médias traditionnels, des chaînes de télévision qui forment aujourd’hui leur rédaction à des nouvelles pratiques de journalisme, au cinéma, qui cherche à s’acquitter de la lourdeur des financements à 6 ou 7 chiffres.
Qui aurait pensé, il y encore quelques mois, que les journalistes des chaines de la TNT partiraient en sujet leur smartphone à la main, et qu’un film entièrement shooté à l’iPhone 5s illuminerait Sundance et Deauville (Tangerine de Sean Baker) ?
S’il a fallu patienter pour voir les acteurs traditionnels digérer cette nouvelle donne technique, nous assistons bien à une petite révolution au sein des staffs : une inclination que les Rencontres francophones de la vidéo mobile, organisées par Samsa.fr cette semaine à Paris, ont permis de confirmer.
Le boom du mojo : un journalisme local d’hyper-proximité
Un mot est revenu sur toutes les bouches pendant cette journée : la légèreté. Le matériel de captation tient désormais dans le sac à dos : plus la peine d’être une équipe encombrante pour réaliser ses sujets. Les équipements très lourds d’hier ont laissé place à des kits pesant moins de 2 kilos. Une esthétique plus spontanée s’est mise en place : le spectateur est plus tolérant envers les couacs de retransmission, les cadrages effectués à la va-vite, et autres incidents du direct.
Chose impensable il y a encore quelques années : les chaînes acceptent dans certains cas une image ou un son de qualité moyenne (pour ne pas dire médiocre), et intègrent enfin la spontanéité à leur fil narratif. Les mentalités ont changé : « Ce n’est pas parce qu’on gagne en réactivité et en efficacité qu’on perd en qualité » résume Laurent Keller, directeur de Léman Bleu TV, qui a pris le pari de lancer en mai 2015 une formule de JT « 100% iPhone ».
Loin de se cantonner à une simple mue technique, le format mobile joue aussi sur l’esthétique des formats, et institue un nouveau rapport aux personnes interviewées. Le smartphone intimide moins qu’une betacam : les non-professionnels semblent plus à leur aise devant l’objectif, et il devient plus facile de partir à la quête aux témoignages. La barrière de la caméra s’estompe.
Le rapport est plus frontal, moins intermédié : le tabou du zoom au smartphone au sein des rédactions – baisse de qualité oblige – obligent les JRI à se rapprocher des objets filmés, à refuser la mise à distance. C’est une nouvelle façon de concevoir ses sujets, plus directe, où le journaliste gagne en authenticité et se met au même niveau que le commun des mortels, puisqu’il doit se mettre en scène (il était bien pratique, le temps où l’on pouvait s’abriter derrière une équipe).
Depuis novembre, le smartphone est d’ailleurs le « principal outil de tournage » de BFM Paris, petite sœur locale de BFM TV, qui a équipé sa rédaction d’une « vingtaine d’iPhone dotés de deux puces 4G ». Ici, la faculté à travailler sur mobile est même stipulée dans le contrat (c’est d’ailleurs sur cet aspect que leur communication s’est orientée). Une aubaine en terme économique, avec des coûts immanquablement réduits, puisqu’un journaliste muni d’un pied et d’un micro coûte nécessairement moins cher qu’une équipe avec des tâches biens spécifiques…
En pleine phase de professionnalisation, les nouveaux outils ne manquent pas pour réussir ses reportages. La camera Mevon, qui tient dans la main, permet de monter ses images en déplacement. De son côté, Shoulderpod est le spécialiste des équipements de prise en main, avec des poignées qui permettent une stabilité d’image qui n’a rien à envier aux Panasonic et Sony d’antan. Les applications ont elles aussi la côté : les logiciels de captation vidéo (Filmic Pro, Luma Fusion, KineMaster) rivalisent aujourd’hui avec des programmes d’editing rapide et didactique (Live:Air permet par exemple d’habiller et d’enrichir visuellement ses lives). Nous vivons sans aucun doute la dernière époque où une régie TV rassemble encore une dizaine de techniciens attablés autour de grosses machines ronronnantes…
Snapchat : l’information passe aussi par la création
L’écriture mobile passe aussi par Snapchat, rapidement devenue la plaque tournante d’éditeurs en quête de seconde jeunesse pour leur audience. Pour toucher une génération sur-consommatrice d’info mais lassée par les formats traditionnels, les médias s’essayent à cette nouvelle forme de narration, qui allie proximité, humour, esthétique homemade, et rapidité (un snap s’efface au-delà des 10 secondes).
Si l’application favorise la créativité et la prise de risques (des cellules de designers et d’infographistes sont désormais pleinement consacrées à la fabrication quotidienne de livraisons Discover), les médias en question ne doivent pas pour autant oublier les fondamentaux : leur identité.
En voulant faire jeune à tout prix, les titres historiques prennent le risque de manier des codes qui ne sont pas les leurs, et de s’aventurer sur des territoires par nature incompatibles. Jean-Guillaume Santi, responsable de Snapchat Discover pour Le Monde, file la métaphore parlante du grand-père qui retourne sa casquette de 180° pour s’essayer à une punchline de rap, et convaincre son auditoire qu’il est encore dans le coup : même avec la meilleure volonté du monde, ce ne sera jamais crédible. La presse écrite doit donc atteindre un équilibre peu évident, pour autant propice à la création et à l’enrôlement de nombreux profils, après des décennies de relative stabilité au sein des effectifs de rédaction.
Un titre comme Le Monde, chez qui la moyenne d’âge des lecteurs mobile est de 40 ans, peut tout à fait aligner ses hautes exigences sur un format aussi bref : parmi les 140 éditions Discover fabriquées par le quotidien à ce jour, ce sont celles consacrées à la guerre en Syrie et la politique de Donald Trump qui ont suscité le plus d’engagement.
Alors l’info d’aujourd’hui passe-t-elle nécessairement par de l’image animée ? Oui, mais pas uniquement : les écrans larges et verticaux de nos smartphones sont aussi taillés pour recevoir du texte, scrollable ou non. Après des années de tergiversations, le marché arrive à maturité pour fabriquer une mise en scène graphique qui lui est propre, et qui ne néglige ni le fond, ni la forme.
Prenant ses distances vis-à-vis du calibrage papier, ou du sujet « 1 minute 30 » du JT, le mobile impose enfin ses standards. Profitons-en, avant que ces codes ne deviennent la norme, et que le copier-coller ne s’impose partout : Snapchat voit déjà son marché cannibalisé par les toutes récentes Stories d’Instagram…