Par Alexandra Yeh, France Télévisions, Direction de la Prospective
Google en est témoin : les recherches sur le terme « fake news » ont explosé fin 2016, alors que Donald Trump s'apprêtait à devenir le 45ème président des Etats-Unis. Pourtant le phénomène n’est pas nouveau : qu'on l'appelle rumeur, hoax, complot ou conspirationnisme, le scepticisme, voire la méfiance à l’égard de l’information, ont toujours existé.
Et une telle vigilance est sans doute plutôt saine dans les régimes démocratiques. Mais nous avons depuis longtemps dépassé le simple recul critique du citoyen éclairé : désormais, c’est une véritable guerre de l’information qui se livre. Une guerre dont les réseaux sociaux sont le premier champ de bataille.
Comment en est-on arrivé à cette situation de mise en doute, voire de contestation systématique de la parole des médias traditionnels ? Et surtout, comment restaurer la légitimité des médias à l'heure où ils sont attaqués de toutes parts ? C’est pour échanger autour de ces questions brûlantes d'actualité que des journalistes et universitaires ont été réunis par le Geste cette semaine dans les locaux de L'Express.
De la théorie du complot à la fake news : genèse de la désinformation
La fake news moderne serait-elle née avec le 11 Septembre ? C'est en tout cas l'avis de Guillaume Brossard, créateur du site de débunking HoaxBuster, qui affirme qu' « il y a eu une rupture très nette dans la fausse information en circulation sur le web depuis les attentats de 2001. » Si les rumeurs, la déformation des faits et autres légendes urbaines ont toujours existé, c'est bien en 2001 que les théories du complot sont arrivées sur le devant de la scène médiatique. Sans pour autant être prises au sérieux par les médias traditionnels, persuadés qu'elles n'étaient que les fantasmes de quelques conspirationnistes...
Pourtant, le phénomène n'a fait que prospérer depuis, jusqu'à exploser ces derniers mois lors du Brexit et de l'élection de Trump. Finalement, ce qui est inédit aujourd'hui, ce n'est pas tant la fausse information que l'ampleur inédite qu'elle a prise avec l'avènement des réseaux sociaux et leur force de frappe massive.
Grâce à une diffusion à grande échelle et à un ciblage de leurs contenus, les médias "d'infaux" ont su toucher une audience de plus en plus étendue et se sont progressivement positionnés comme les fleurons d'une information dite libre – par opposition à l'information institutionnalisée, voire étatisée, des médias traditionnels.
L'art de la guerre (de l'information)
Mais une guerre ne se mène pas sans une stratégie, et ça, les armées de la fake news l'ont bien compris. Pour Pascal Froissart, maître de conférences en sciences de l'information et de la communication à Paris 8, le vrai coup de maître – si l'on peut dire – de ces médias alternatifs est de recourir à la fameuse stratégie de la mouche :
Que fait une mouche quand elle veut détruire un magasin de porcelaine ? « Elle trouve un éléphant, pénètre dans son oreille, et bourdonne jusqu’à ce qu’enragé, fou de peur et de colère, ce dernier saccage la boutique. »
C'est ce à quoi on assiste avec ces micro-sites qui, en termes d'audience, ont l'importance d'une mouche par rapport au Monde ou au Figaro. Mais une mouche qui gêne au point qu'Alain Juppé comme François Fillon ont dû se résoudre à démentir en personne les rumeurs de leurs supposés liens avec des branches de l'islam.
L'autre pendant de cette stratégie, c'est un effort de captage de l'attention : une tactique grossière, mais efficace, qui consiste à monopoliser l'attention des citoyens et des médias sur des sujets anodins pour mieux éviter les sujets importants... Et qui semble particulièrement prisée par la nouvelle administration américaine et ses faits alternatifs sur le nombre de spectateurs présents à l'investiture de Trump. Or comme l'explique Pascal Froissart, à l'heure où la durée d'attention des citoyens est toujours plus réduite, « monopoliser le débat public avec ce genre de "non sujet" ne fait que détourner l'attention des vrais problèmes ».
Vivons-nous dans une démocratie des crédules ?
Aurions-nous donc quitté l'ère de l'information pour vivre dans une démocratie des crédules, pour reprendre l'expression du sociologue Gérald Bronner ? Ce qui est sûr pour Samuel Laurent, responsable des Décodeurs du Monde, c'est que l'âge des médias qui font l'opinion est bel et bien révolu. Après avoir perdu le monopole des canaux de distribution au profit des réseaux sociaux, les médias ont désormais perdu le privilège de la crédibilité.
En distribuant leurs contenus sur les plateformes, ils jouent finalement dans la même arène que des Sputnik et autres Breitbart News. Et surtout, avec des outils comme Instant Articles de Facebook et AMP de Google qui les obligent à formater leurs contenus dans un template prédéfini, leur identité de marque continue de s'étioler jour après jour. Et avec elle, leur statut de média fiable et légitime, puisqu'il devient de plus en plus difficile de distinguer la vraie info de la fausse.
Les médias contre-attaquent. Trop tard ?
Dans les salles de rédactions, les initiatives se multiplient pour endiguer la vague des fake news et réhabiliter la légitimité des médias d'information. Mais n'est-il pas déjà trop tard ? Autour de la table, les avis sont nuancés. Pour Cédric Mathiot, responsable de la rubrique Désintox de Libération, la caractéristique – et le problème ? - du fact-checking est que les journalistes ne sont pas maîtres de leur agenda : c'est un journalisme de réaction, pas d'anticipation.
Pour autant, tous s'accordent à dire qu'il y a une vertu à essayer. La guerre de l'information aura au moins permis de mettre au jour le décalage problématique entre les citoyens et leurs médias. L'entre-soi journalistique a tendance à nous faire vite oublier que tous les lecteurs n'ont pas les mêmes clés pour comprendre l'info et que la différence entre le fait et le commentaire est parfois loin d'être évidente.
Au-delà des indispensables rubriques de fact-cheking, un véritable travail reste donc à faire sur l'éducation aux médias et aux sources de l'information. Un travail qui doit passer, selon David Dieudonné, responsable du Google News Lab, par une collaboration des médias entre eux, mais aussi avec les entreprises tech qui sont aujourd'hui les principales pourvoyeuses d'info pour un grand nombre de citoyens. C'est de ce constat qu'est notamment née l'initiative CrossCheck, qui permettra aux rédactions de collaborer pour vérifier les informations qui circulent en ligne.
Trump finalement n'est ni plus ni moins qu'un troll comme il en existe des milliers sur le web – à la différence près qu'il est désormais à la tête de la première puissance mondiale. C'est sans aucun doute une période sombre que traversent les médias, mais c'est aussi l'occasion d'entamer un vrai travail de réhabilitation du métier de journaliste.
Il est certes paradoxal que l'on demande à la presse de s'instituer en arbitre de la guerre de l'information alors qu'elle n'a jamais été aussi fragilisée. Pour retrouver la confiance du public, certains choisissent de faire appel à des personnalités non journalistes, comme Mediapart qui a co-produit des vidéos avec les YouTubeurs Usul et Osons Causer, ou encore LCI qui vient de recruter le jeune Hugo Travers. Pourquoi pas ? La guerre de l'info, c'est peut-être aussi le signe qu'il est urgent de réinventer l'info.