Par Hervé Brusini, Direction de l'information, France Télévisions
« Le monde doit se repentir et Dieu lui pardonnera… ». Au beau milieu du corso, la rue principale de Pérouse, personne n’écoutait un étrange personnage, barbu, recouvert d’une sorte de chasuble toute rapiécée. Un prédicateur de rue, comme on n’en fait plus. La plupart des passants qui le croisaient étaient eux aussi des pèlerins, ceux de la 11ème édition du festival international du journalisme. A leur manière, ils semblaient porter une croix bien lourde. Quelques 300 sujets allaient être abordés durant 5 jours et près de la moitié remettait en question la raison d’être de tous ces gens : informer.
L’ermite aux pieds nus avait décidément toutes les audaces. Il s’était maintenant déplacé là où se passait l’essentiel de la manifestation. Le Brufani est le plus grand hôtel de cette cité médiévale. Avant de pénétrer dans leur lieu de prières, certains journalistes s’arrêtaient et confiaient à l’homme et à sa pauvreté affichée, les sujets du jour. Pour le plus grand nombre, ils concernaient les faiblesses, les alertes, les tourments du métier d’informer. Mais aussi des sources d’espoir, à la manière d’une contre offensive.
Constat et perspectives du journalisme : "panique morale" et prise de responsabilités
Un des premiers débats intitulé « Les fake news et l’écosystème de la désinformation » a résumé états d’âme et envie d’aller de l’avant.
Il promettait d’être animé. Aine Kerr, responsable des partenariats avec les journalistes chez Facebook allait devoir répondre de sa responsabilité en matière de fausses nouvelles et autres bullshits abondamment diffusés sur sa plateforme. Face à elle, quelques bons connaisseurs : Alexios Mantzarlis du Poynter Institute et sa connaissance du fact checking, Craig Silverman de Buzzfeed News, auteur d’un livre baptisé « Regret the Error », Mark Little, journaliste de Dublin créateur de Storyful et Claire Wardle de First Draft News. Histoire d’adoucir les intentions de ceux qui auraient voulu en découdre, des chocolats Baci (une spécialité de Perugia qui signifie en italien « baisers ») avaient été disposés juste avant l’entrée dans la salle Raphaël. Difficile de résister à la tentation.
« Nous devons constater la panique morale qui est la nôtre, affirmait la jeune femme. Nous vivons quelque chose de plus global que le phénomène Trump. Ce n’est pas seulement un effondrement de l’info que nous vivons. C’est une crise globale de ce que c’est que d’informer. J’en appelle aux armes qui sont à notre disposition, et d’abord les mots. Commençons par arrêter de parler de Fake news. A l’avenir ce sera un euro d’amende pour celui qui emploiera ce mot dans la discussion. Je le dépose dans cette coupe »
La responsable de First Draft avait du mal à contenir son émotion. Bondée, la salle suivait mot à mot les échanges. Puis, ce fut au tour de l’homme de Buzzfeed. Il se voulait plus froid mais son constat était le même.
« Il faudrait parler plus de confiance que de vérité. Les mots, nos mots ont été retournés contre nous par ceux qui sont en guerre avec le journalisme. Trump par exemple, parle lui aussi de Fake news. En réalité, nous sommes en état de banqueroute conceptuelle. Dans tout cela les réseaux sociaux portent une lourde responsabilité. Car dans l’algorithme de Facebook, il n’y a pas le constat objectif des choses… »
L’Irlandais Little en rajoutait sur la transparence nécessaire des algorithmes, celui de Facebook comme celui de Twitter. En guise de première réponse, la représentante de Mark Zuckerberg versait son obole dans la vaste coupe, sa carte d’abonnement au métro de New York. Car elle était bien décidée à parler de Fake News. Ce fut un mea culpa et une série de propositions. « Les fausses informations sont contre nos valeurs, insistait-elle. Nous acceptons nos responsabilités. Nous voulons corriger nos erreurs. Sachez que nous considérons nous aussi que les fausses informations nous abîment ».
Et d’annoncer la mise en œuvre de procédures pour lutter contre les fake news et ceux qui les génèrent : des outils doivent permettre d’identifier les sites « spécialisés » en la matière, puis une équipe d’experts de Facebook évaluera la crédibilité de ces sites, et en dernier ressort des fact checkers délivreront leur verdict pour faire apparaître ou non un signal, une alerte sur la plateforme. Tout fut évoqué dans les échanges entre intervenants eux-mêmes, et avec le public. On a parlé des profits considérables réalisés par les producteurs de Fack News, des vidéos manipulées qui pullulent, jusqu’à évoquer la nécessité de lancer « un plan d’alphabétisation de l’info.»
A la sortie quelques chocolats ont aidé à réconforter cette foule qui venait de s’avouer à haute voix collective son désarroi mais aussi sa volonté d’entreprendre une reconquête.
Parler du pire pour mieux anticiper l’avenir
« Les journalistes existeront-ils encore en 2030 ? », « Pourquoi Trump est la meilleure chose qui puisse arriver au journalisme », « Vous êtes préoccupé par les fake news ? Ce qui vous attend est encore bien pire » Au fil des jours les tables rondes de Pérouse n’ont pas hésité à cultiver le paradoxe pour tenter de mieux comprendre la gravité de la situation et les décisions salutaires à prendre en urgence. Tout faire pour provoquer le « reset des esprits » comme a pu le dire Mark Little. Une conférence fut de ce point de vue particulièrement éclairante.
« Ses recherches sont pour la circulation de l’information sur internet, ce que Hubble est à la compréhension de l’espace. » L’introduction faite aux travaux de Jonathan Albright était ronflante… à juste titre. Ce spécialiste a tenté d’élaborer toute une cartographie de ce qu’il appelle « l’organisation des fake news ». Ces études sont éclairantes. Elles ne portent pas tant sur les contenus que sur le mode de relation entre sites producteurs, et diffuseurs de fausses informations. Une galaxie de la « micro propagande » a ainsi été mise à jour. YouTube semble être particulièrement utilisé par ces sites. « Les vidéos y prospèrent dans une guerre du clic effrénée » a dit l’expert. Et le classique email en est également le vecteur. La robotisation de cette « micro propagande » est renversante aux yeux du jeune chercheur.
« En y regardant bien, on voit assez vite qu’il y a peu d’humains dans toute cette mécanique de l’information où par exemple l’expression de la colère est puissamment automatisée. » Albright s’est alors interrogé sur la nécessité de créer une ONU du net devant un public resté silencieux. Le chercheur venait de faire apparaître une ampleur insoupçonnée de la fausse information.
« La question qui nous est posée est donc : que faire pour redonner une valeur à l’information ? ». Nathalie Malinarich est en charge des nouveaux formats pour mobiles à la BBC et sa préoccupation se veut pragmatique. « Une nouvelle ère est née. Avec la réalité augmentée, ou l’intelligence artificielle, les perspectives sont passionnantes, mais elles peuvent aussi devenir des menaces pour le journalisme. Nous devons être bien plus soucieux de ce que nous offrons et de ce que l’audience nous demande. C’est à ce prix que les journalistes pourront exister encore après 2030. » Et d’ajouter : « Gare à ce qui se met en place, tout un système où la médiatisation qui est notre rôle risque d’être balayée. »
La parole salutaire des piliers
La salle « dei notari » est si belle à Pérouse que dans leurs conférences tous les invités se sont sentis obligés d’affirmer à quel point « ils étaient honorés d’être là ». Par delà les magnifiques fresques du décor, le lieu en dit long sur la tradition de la ville. Une tradition en résonance absolue avec le moment présent. De même que la commune se réunissait là au Moyen Âge pour des échanges démocratiques sur la politique de la ville, de même les débats sur l’information numérique y furent riches et clairvoyants.
Cameron Barr
L’un des patrons du Washington Post, Cameron Barr a expliqué comment, face à la question de la vérité versus les faits alternatifs, il comptait relever le défi lancé par le président Trump. « Partir en conflit contre lui reviendrait à tomber dans un piège, a-t-il souligné. Nous avons adopté une maxime qui dit tout : nous ne sommes pas en guerre mais au travail. Notre évolution a été considérable. Nous sommes plus narratifs, nous produisons de nombreuses vidéos avec de vrais critères de qualité, nous innovons sans cesse.»
Un discours prononcé sans effervescence, comme pour mieux affirmer la sérénité du positionnement. « D’ailleurs nos lecteurs nous soutiennent, a-t-il ajouté. Les abonnements ont considérablement augmenté. C’est d’autant plus remarquable que nous avons commis des erreurs. Il est vrai que nous n’avons pas « vu » la montée du ressentiment, de la pauvreté dans le pays. Nous avons ignoré la désillusion. Retrouver les gens est un impératif et notre ADN de l’investigation peut y concourir. Notre propriétaire, Jeff Bezos, le fondateur d’Amazon a joué un grand rôle dans tout cela. On fait des choses qu’on n’aurait pas imaginées il y a quelques années. Par exemple nous travaillons beaucoup avec nos lecteurs ». Et l’homme plutôt placide a esquissé un sourire pour finalement lâcher : « on va regagner du terrain. »
Au même endroit, une légende du net a pris la parole quelques heures plus tard. Craig Newmark est arrivé sans coup férir, vieux veston et ample chemise, avec derrière sa paire de lunettes un regard particulièrement amusé. C’est un ancien informaticien qui a bâti une fortune grâce à des sites d’offres d’emploi, les fameuses Craigslist. L’homme est un militant, y compris de la qualité de l’information.
« Je suis très préoccupé par le manque de confiance du public dans les news. J’ai vu la lente dégradation de la véracité des discours politiques. Aujourd’hui mentir est devenu banal, c’est inacceptable. Je soutiens les initiatives de fact checking, les codes d’éthique, de déontologie. Ce qui m’intéresse n’est pas tant la vérité en soi que la recherche des faits dans la bonne foi. Mon projet s’intitule le Trust Project (projet confiance) pour toutes ces raisons. Il rejoint la « News Integrity Initiative » dont parle souvent Jeff Jarvis. C’est un mouvement d’ensemble aux États Unis et en Europe. »
Dans la grande salle, le public semblait enfin respirer. Après l’évocation des cauchemars, les constats de catastrophes présentes et à venir, quelqu’un à l’apparence crédible affirmait tranquillement son soutien y compris financier au journalisme.
Fin de journée. On poussait les lourdes portes de la salle historique. Les jeunes de Pérouse, les gens de l’information venus des États Unis ou d’Europe s’interrogeaient sur les stratégies à mettre en place face à la fausse information. Dehors, le prédicateur avait disparu.