Par Alexandra Yeh, France Télévisions, Direction de la Prospective
« Le casse-tête numérique » : c’est le titre qu’avait choisi le Fonds des Médias du Canada en février pour son rapport de tendances sur la nouvelle chaîne de valeur des contenus. L’institut y analysait le bouleversement profond que traverse l’industrie des médias et du divertissement à l’heure de l’intelligence artificielle et de la domination sans partage des grandes entreprises technologiques de la Silicon Valley.
Le FMC revient ce mois-ci avec une mise à jour de ses recherches. L’hégémonie des géants de la tech est-elle irrévocable ? Serons-nous obligés de nous plier à leurs règles du jeu pour survivre ?
L’IA, nouveau carburant des médias
C’est désormais une évidence : l’IA est la grande révolution de notre époque. Les algorithmes se sont immiscés partout dans la chaîne de valeur des contenus, de leur création (les robots aujourd’hui sont capables d’écrire un scénario ou de peindre un tableau) à leur diffusion (dopée aux algorithmes de recommandation). En d’autres termes, contrôler l’IA aujourd’hui, c’est un peu être le roi du pétrole. Et c’est précisément ce qui arrive à Amazon, Google ou encore IBM, qui après avoir investi des milliards dans la recherche fondamentale, règnent aujourd’hui en maîtres sur le marché de l’intelligence artificielle.
En quelques années à peine, l’IA est devenue l’alpha et l’oméga des industries culturelles et créatives.
Avec, selon le FMC, trois enjeux à explorer :
- La bulle de filtre : elle est critiquée – à juste titre – pour sa propension à nous enfermer dans ce que nous connaissons et aimons déjà, mais elle permet aussi, comme le souligne le rapport, d’atteindre à un moindre coût un auditoire pertinent (les prix des enchères publicitaires sur Facebook incitant les éditeurs à cibler un public déjà intéressé par leurs contenus)
- La reconnaissance (vocale, d’image, des émotions), qui permet de mieux indexer les contenus et donc de les rendre plus facilement trouvables… mais qui doit être maniée avec précaution pour éviter les « boucles de recommandation » (le fameux cliché de l’internaute qui, après avoir acheté un canapé en ligne, se voit conseiller des canapés sur son navigateur pendant des semaines…)
- L’avènement de l’IA dans le secteur publicitaire, avec deux sujets chauds pour les annonceurs : l’irrépressible montée des bloqueurs de publicité (qui ont dépassé les cercles d’initiés pour conquérir le grand public) et la récente « adpocalypse », quand des dizaines d’annonceurs ont annoncé en grande pompe le boycott de YouTube suite à la diffusion de leurs publicités sur des vidéos controversées…
Et dans tout ça, un défi commun à tous les éditeurs : celui de trouver un juste équilibre dans l’utilisation de l’IA, de la mettre au service de leurs activités et non pas de s’asservir à elle… et surtout, ne pas tomber dans le « tout algorithmique », être encore capable de faire découvrir l’inconnu et de laisser aux internautes la possibilité de se perdre dans cet univers connecté qui laisse de moins en moins de place au hasard.
La bataille des contenus
L’autre terrain de bataille des plateformes, et pas des moindres, est bien sûr celui des contenus eux-mêmes. Plus que jamais, la vidéo confirme sa place de leader des contenus consommés en ligne sur desktop comme sur mobile, et plus que jamais, les plateformes rivalisent d’investissements pour enrichir leur catalogue.
Une bataille à coup de milliards de dollars pour acquérir des droits de diffusion sportifs (voir le récent duel entre Twitter et Amazon pour diffuser les traditionnels Thursday Night Football aux Etats-Unis) et investir dans la création de programmes originaux. A l'instar des services de SVOD comme Netflix, Amazon ou Hulu dont c’est le cœur de métier, les plateformes sociales Facebook, Snapchat, YouTube et même Twitter misent gros elles aussi sur la création originale.
Avec une stratégie centrée autour de la non-fiction (talk shows, téléréalité, spectacles d’humour…), « moins coûteuse à produire que les séries dramatiques [et qui permet de réaliser] des économies d’échelle importantes en déclinant un format en plusieurs versions adaptées aux goûts d’auditoires locaux » selon le FMC.
Et pour séduire les spectateurs, rien de mieux que de s’associer à des grands noms du divertissement : Snapchat a ainsi débauché James Corden, vedette de YouTube avec son Carpool Karaoke, tandis que YouTube a conclu des partenariats avec les superstars américaines Ellen DeGeneres, Ryan Secrest ou encore Katy Perry. Dans cet univers où la concurrence fait rage, mieux vaut être prêt à sortir le chéquier pour briller !
Mais pour réussir à atteindre un public plus vaste, un autre défi - moins glamour - attend encore les éditeurs et les plateformes : permettre l’accessibilité de leurs contenus au plus grand nombre. Ce qui signifie ne pas s’adresser uniquement aux internautes disposant d’un accès à l’internet haut débit et d’une carte bleue, mais rendre leurs offres accessibles aux populations moins connectées et ne maîtrisant pas forcément l’anglais et le mandarin, langues reines du web. Pour cela, le FMC esquisse plusieurs pistes :
- Développer davantage de versions « allégées » des plateformes pour consommer moins de bande passante (comme le font déjà Facebook Lite, Twitter Lite ou encore YouTube Go) ;
- Développer les modes de paiement alternatifs à la carte bleue (dont seulement 27% de la population mondiale de 16 ans et plus dispose) comme les cartes prépayées ou les cryptomonnaies telles que le Bitcoin ;
- Développer l’offre de contenus dans d’autres langues que l’anglais et le mandarin, notamment l’arabe (dont l’usage sur la toile a connu une croissance spectaculaire de 6800% entre 2000 et 2017), le russe (+3200% sur la même période) ou encore le français (qui sera parlé par 8% de la population mondiale en 2050).
En bref : la bataille des contenus se mène au niveau du catalogue, certes, mais aussi et surtout au niveau de l’accès aux services. Car c’est ça le vrai défi pour les plateformes et les éditeurs : conquérir ces marchés en pleine expansion où le mobile et le haut débit commencent tout juste à se généraliser.
Alors comment survivre dans cet univers concurrentiel où les géants de la tech ne laissent aucune place aux acteurs dissidents ? En évitant toute posture de principe, en n’étant ni dans l’opposition systématique ni dans la collaboration aveugle avec les GAFAs. Savoir jouer sur tous les fronts : être présent sur les carrefours d’audience que sont les réseaux sociaux, tout en cultivant son indépendance et sa singularité. Et, pourquoi pas, explorer d’autres voies : celles des alliances entre petits acteurs, par exemple, à l’image de ce qui commence à se faire en France avec Gravity ou encore Skyline.
Ce rapport est présenté dans le cadre d’un partenariat éditorial entre le Fonds des Médias du Canada (FMC) et Méta-Media. © [2017] Tous droits réservés.