Par Nicolas Becquet, journaliste à l’Echo, billet invité
Nicolas Becquet, journaliste au quotidien belge l’Echo, partage avec la profession son retour d’expérience de sept années de journalisme multimédia. Ce billet compile trois extraits issus d’une série de sept articles dans laquelle il évoque son effort constant pour garder le contenu au centre, tout en mettant l’ensemble des opportunités offertes par le web au service d’un journalisme « augmenté ».
A la recherche de LA stratégie
Pendant plusieurs années, j’ai avancé contre le vent avec la conviction, très naïve j’en conviens, que je serai capable, à moi seul, de faire basculer toute une rédaction vers une nouvelle organisation.
Pour ce faire, j’ai expérimenté un nombre incalculable de stratégies :
- L’homme-orchestre : réaliser seul de grands projets, de A à Z (Comme ce webdoc en 2013: Racontez-moi votre faillite).
- Objectif : montrer que c’est possible.
- Résultat : pas mal de clics et un succès d’estime, (mais en dehors de ma rédaction, évidemment).
- Booster la visibilité d’un maximum d’articles : importation, édition, promotion…
- Objectif : donner une seconde vie aux contenus, faire reluire l’étal.
- Résultat : l’impression de vider, chaque jour, une baignoire à la petite cuillère.
- Enrichir des articles à la chaîne et a posteriori: recherches de contenus multimédias, édition, etc.
- Objectif : la satisfaction du lecteur.
- Résultat : manque de visibilité et des doutes sur l’efficacité de la méthode.
- Présenter des plans et des stratégies hyper détaillés et à périmètres constants pour faire évoluer l’organisation du travail.
- Objectif : créer un déclic de la rédaction en chef, grâce à une approche rationnelle.
- Résultat : repousser de quelques jours la rechute dans la dépression.
- Collaborer sur un projet précis, avec un journaliste.
- Objectif : montrer l’exemple et « évangéliser » (Je déteste ce mot).
- Résultat : une histoire sans lendemain et un train qui repart de plus belle sur la voie du chemin de fer.
- Rassembler une équipe aux compétences transversales et avancer.
- Objectif : défricher, gagner en compétences et avancer malgré l’absence de mouvement collectif.
- Résultat : apprentissage accéléré, multiplication des projets avec les journalistes « print », grande réactivité à l’actualité, élaboration d’une bibliothèque de formats et une agilité globale qui permet d’embrasser l’avenir avec confiance.
Le rêve d’une collaboration transversale et multi-support à l’échelle de la rédaction n’est pas mort. Au contraire, il est même sur le point de se réaliser si je me fie aux progrès réalisés ces derniers mois. Mais alors, pourquoi aura-t-il fallu tant d’années pour y parvenir, alors que tous les ingrédients et les savoir-faire étaient déjà présents depuis plusieurs années?
La réponse est misérablement simple au regard de l’énergie dépensée et aux longues heures de réflexion accumulées pour essayer de comprendre: la direction et la rédaction en chef n’en avaient pas pris la décision. Tout simplement. Aujourd'hui, c'est fait.
La fin de la bidouille ?
Aujourd’hui, toutes les écoles de journalisme forment leurs étudiants à cette polyvalence technique. Malheureusement, les rédactions ont fait, et font encore, un très mauvais usage de cet atout. En effet, la polyvalence est encore trop souvent synonyme de « tout venant », de journaliste à tout faire, capable d’assurer à lui-seul la couverture de l’info « sur le web ». Elle n’est toujours pas considérée comme une source de plus-value, mais plutôt comme une capacité à alimenter un flux et des « canaux » numériques.
Mais entretemps, les cartes ont été rebattues : la concurrence s’est accrue, l’exigence des internautes s’est renforcée, les possibilités techniques ont explosé et les standards de qualité ont considérablement évolué.
A l’heure des applications « responsive », se lancer dans un webdoc est devenue une gageure. Visualiser quelques données avec Datawrapper ou avec Inforgr.am paraît bien dérisoire face aux productions des data-journalistes chevronnés. Le Facebook Live est devenu une affaire de réalisateurs télé. Sans compter l’exigence de la diffusion multiplateforme, l’importance du marketing éditorial, la complexité des analytics…
Il n’y a pas de doute, la polyvalence reste un atout, au moins autant qu’une connaissance minimum de l’écosystème numérique. Idem pour « la bidouille » qui permet, par exemple, de créer des récits interactifs à 360° avec peu de moyens. Mais après sept ans de pratique, je suis convaincu que ce type de profils doit rester minoritaire au sein des rédactions, tout en leur réservant une place centrale dans l’organisation.
Que ce soit pour la vidéo, la data, l’édition multicanal ou les dominantes thématiques, les médias ont plus que jamais besoin d’experts (fond et forme) capables de répondre aux exigences de l’audience en termes de qualité, de pertinence et d’usage. Ainsi, voit-on fleurir des pôles spécialisés dans l’édition multiplateforme. De son côté, l’infographie, un temps sortie des rédactions et sous-traitée, fait son retour, portée par les enjeux de la communication visuelle en ligne et les contraintes liées à l’« expérience utilisateur ».
L’indispensable boîte à outils
A la fougue et aux tests tout azimut des débuts succède rapidement le temps du tri, du partage et de la sédimentation. Dénicher des outils n’est pas la tâche la plus compliquée, trouver du temps pour les maîtriser est un peu plus difficile. Mais le véritable challenge, c’est la « sédimentation » des usages.
Favoriser l’adoption durable d’outils par un nombre critique de journalistes est un vrai défi. Certains d’entre eux sont adoptés instantanément, d’autres jamais. Problème d’ergonomie, mauvaise communication ou simple manque de temps, les causes sont multiples.
Qui doit maîtriser quel outil, avec quel degré de compétence et d’exigence? Des questions auxquelles il faut tenter de répondre pour éviter de saturer les journalistes. Et la frontière est ténue! Par ailleurs, l’élan positif de la découverte se heurte rapidement aux tâches prioritaires à accomplir. Or, inciter les journalistes à utiliser de nouveaux outils, c’est accepter qu’ils prennent le temps nécessaire et donc qu’ils produisent un peu moins, pour une durée limitée.
Pour favoriser ce travail d’enrichissement, une courte sélection d’outils permet de pouvoir piocher dans des formats définis et de les réaliser rapidement. Comme au journal Le Temps, L’Echo développe depuis quelques années des outils à usage interne pour la réalisation de cartes, de graphiques, de « cards » pour Twitter ou des templates de long format ou de live, prêts à l’emploi.
Le tout forme une boîte à outils complétée par un portfolio mi-public mi-privé qui permet, grâce à des mots-clés, de retrouver rapidement une carte, une timeline ou un graphique lors d’une actualité spécifique. Le réemploi et la modification des contenus multimédias existants permettent, eux, de gagner en efficacité et en productivité.
La boîte à outils, en bref:
- une sélection resserrée d’outils d’édition multimédia (cartes, timeline etc.) ;
- une bibliothèque de formats et de templates réutilisables facilement ;
- un portfolio qui permet de rechercher rapidement les productions passées.
Méthode : apporter une plus-value quotidienne et variée, par petites touches, avec des outils pour la plupart gratuits et/ou en open source.
Résultats visés :
- Une réappropriation de la logique de flux vers une production de contenus à plus-value.
- Honorer un contrat de lecture ambitieux avec l’internaute.
- Ce que j’ai appris en sept ans de journalisme multimédia
- Le mystère du greffon numérique en rédaction
- Medias et rédactions, vers une organisation en réorganisation permanente
- De la nécessaire polyvalence à l’indispensable spécialisation des journalistes
- Le multimédia par petites touches, méthodes et stratégies
- Ode aux journalistes passionnés, partageurs et bidouilleurs
- Le graal de l’éditorial et le risque de la marque blanche
Illustrations de Catherine Créhange, Un dessin par jour