Le désenchantement de l'internet : la fin du fantasme de l'agora 2.0 ?

Par Alexandra Yeh, France Télévisions, Direction de l'Innovation

Un siècle après sa consécration par Max Weber, le concept de désenchantement du monde revient aujourd’hui sous la plume de Romain Badouard, revisité à la sauce 2017 pour devenir le « désenchantement de l’internet ».

Le chercheur dresse le constat d’une désillusion quant au potentiel démocratique de l’internet, fantasmé à ses débuts comme un outil d’émancipation de la société civile… avant de prendre, au tournant des années 2010 avec l’affaire Snowden, les contours d’un spectre menaçant, symbole de la surveillance généralisée, de la propagande industrielle et d’une brutalisation du débat public.

Venu présenter son dernier ouvrage au Tank, Romain Badouard est revenu sur ce glissement sémantique, de l’internet comme utopie d’une agora 2.0 au mythe d’un espace anarchique où les opinions les plus extrêmes s’expriment sans contrôle.

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Crédit: Renaissance Numérique

Un espace de débat public débarrassé des gatekeepers

L’internet n’a pas seulement révolutionné la communication et la circulation des informations : il a aussi transformé l'organisation du débat public dans nos sociétés. Le temps semble bien lointain désormais où la prise de parole n’était possible que dans les médias traditionnels, soumis au filtre des gatekeepers que sont les éditeurs, journalistes et autres édiles de la société civile.

L’avènement de l’internet et, avec lui, des réseaux sociaux a donné une toute autre ampleur au débat public, chaque citoyen ayant désormais la capacité de s’exprimer et, surtout, d’être entendu par tous. Une libération du discours qui a permis de démocratiser la prise de parole publique, mais qui a aussi ouvert la voie aux opinions les plus radicales, voire les plus violentes. L’internet est ainsi devenu un révélateur de phénomènes sociaux, l’un des plus notoires étant celui des fake news. Nous l’avons souvent répété sur ce blog : les rumeurs et les fausses informations ne sont pas nées avec le web, mais elles ont pris une ampleur inédite avec lui, à la fois en termes de vitesse de propagation et de pouvoir d’influence sur l’opinion publique.

Romain Badouard estime toutefois qu’ « il ne faut pas jeter l’internet avec l’eau du bain. » Pour lui, « l’internet a été un outil de démocratisation inégalé en termes de liberté de parole et d’autonomisation de la société », et il considère que c’est surtout aux plateformes de prendre leurs responsabilités dans l’organisation du débat public.

Le design des plateformes : un rôle éminemment politique

Une prise de responsabilités qui passe, selon le chercheur, par une réflexion sur le design des réseaux sociaux sur lesquels nous passons l’essentiel de nos vies connectées. A la croisée des chemins entre enjeux technologiques et démocratiques, le design des plateformes joue un rôle éminemment politique dans l’organisation du débat public. La manière dont les algorithmes ordonnent les contenus, ou dont les espaces d’échanges entre utilisateurs sont gérés, traduisent en effet une certaine façon de concevoir la société et les rapports sociaux.

Exemple avec la plateforme collaborative Wikipedia, où les espaces de conflictualité sont organisés et les guerres d’édition strictement encadrées. Une véritable institutionnalisation de la gestion du conflit qui vise à produire le consensus, et qui s’explique aussi par l’existence d’un but commun (rédiger des articles) qui rend les contributeurs plus enclins à faire des compromis.

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Ce n’est pas le cas sur les réseaux sociaux, où les espaces de commentaires et d’échanges entre internautes prennent bien souvent des allures de champs de bataille où les trolls s’en donnent à cœur joie. Une brutalisation des débats qui a poussé les plateformes, au fil des années, à modifier leurs algorithmes pour préserver le bon fonctionnement des espaces de discussion. C’est ainsi que Facebook et YouTube placent désormais les commentaires les plus likés en tête des posts pour favoriser une régulation collective des échanges. Citons également l’annonce récente de l’extension des tweets à 280 caractères, qui pourrait aider Twitter à faire oublier son image « d’usine à punchlines » et aller dans le sens d’un apaisement des débats en permettant aux internautes de poster des propos plus nuancés.

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Même si Le Gorafi ne semble pas convaincu d'une hausse de la qualité des débats...

Des changements de design qui ne sont pas anodins donc, et qui exercent une véritable influence sur le déroulement des échanges sur les réseaux sociaux. Car on a généralement tendance à ne voir qu’une facette de la relation entre technologie et politique : celle des ressources technologiques en tant qu’outils de l’activité politique (la déclinaison numérique des campagnes électorales, par exemple). Mais n’oublions pas le revers de la médaille : au vu de son influence considérable sur le débat public, le contrôle des ressources technologiques est lui-même un enjeu éminemment politique !

Faut-il politiser davantage la question des choix technologiques ?

Reconnaître l’influence politique de la technologie, c’est aussi reconnaître la nécessité d’une gouvernance démocratique des ressources technologiques. Car rien ne nous garantit que Facebook, Twitter et consorts continueront à s’autoréguler et à faire en sorte de maintenir des espaces de débats ouverts et respectueux. On l’a vu à maintes reprises, les grandes plateformes de la Silicon Valley n’hésitent pas à changer arbitrairement leurs règles et leurs algorithmes si cela les arrange.

On ne peut donc décemment pas se permettre de les laisser décider, en toute opacité, de la façon de gérer l’espace public connecté. C’est une question inédite dans notre histoire qui se pose aujourd’hui : comment organiser le débat public à l’échelle de l’internet (et donc, en d’autres termes, à l’échelle du monde) ? Y a-t-il un besoin d’intervention des pouvoirs publics ? Ce qui est sûr, c’est qu’à défaut d’encadrer les plateformes, les gouvernements doivent avant tout s’emparer du sujet de l’éducation aux médias. Ne pas laisser leurs citoyens démunis face à la multitude de contenus qui défile sous leurs yeux. Leur apprendre à s’informer, à vérifier leurs sources. Et, surtout, leur montrer que les algorithmes ne sont pas neutres.

Ne pas oublier non plus que les plateformes, comme toute entreprise, défendent avant tout leur propre profit. Et que, contrairement à ce que voudraient nous faire croire Mark Zuckerberg et ses grands discours sur le rôle social de Facebook, les réseaux sociaux ne sont pas au service de l’intérêt général.

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Alors, l’internet est-il vraiment propice au débat public ? Sommes-nous condamnés à passer nos vies connectées enfermés dans nos bulles de filtres, ou au contraire, engagés dans des dialogues de sourds, des discussions sans fin avec des internautes avec qui nous ne tomberons jamais d’accord ?

Ce ne sont peut-être pas les bonnes questions à poser finalement. Car les jeunes générations, celles qui sont nées dans le monde connecté et qui auront appris à débattre sur ces plateformes, vont intégrer une culture du débat très différente de celle de leurs aînés. La question n’est donc pas de savoir si l’internet est l’espace le plus propice au débat, mais comment éduquer les citoyens à utiliser les plateformes de manière éclairée.

N’attendons donc pas que les GAFAs changent leurs algorithmes ou leur design pour éviter les fake news et les trolls : apprenons aux internautes à s’informer et à débattre !