Laisser les GAFA seuls maîtres de notre avenir ? Hum... Comment dire ?

Et si les GAFA n’étaient pas la solution, mais désormais plutôt le problème ?

En galopins, au début, ils amusaient ; en barbares, ensuite, ils étonnaient ; en monstres, aujourd’hui, ils effraient.

Et demain ? Demain, quand, omnipotents, sans contre-pouvoir, sans cadre éthique, plus puissants que des Etats, ils seront les seuls à posséder et maîtriser les bases des infrastructures du 21ème siècle, c’est-à-dire les données accumulées de milliards de personnes, les machines, les plateformes logicielles, les intelligences et les compétences pour en profiter, mais aussi la richesse …

Ces plateformes réussiront-elles à imposer leur vision du monde ? A rester cachées derrière des buzzwords, des avocats et des lobbyistes ? Ou est-ce déjà trop tard pour renverser la tendance et les ré-ancrer vers un bien commun décidé plus largement ?

Aujourd’hui, intimement imbriquées dans nos vies quotidiennes, ces firmes technologiques – déjà hégémoniques sur l’avenir de la culture et l’information -- trustent aussi les tout premiers rangs des dirigeants les plus influents du monde et des groupes les plus riches et les plus puissants. Gigantesques, les nouveaux maîtres du monde continuent chaque jour de grandir en contrôlant les plateformes qui risquent de dominer nos sociétés dans les années à venir.

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En ligne, et de plus en plus dans le monde réel

Un monde « offline » où leurs actions sont désormais décriées de part et d’autre de l’Atlantique : vecteurs de radicalisation, de propagande, de racisme et de haine, y compris lors d’élections démocratiques, fortunes bâties sur la vente de nos agissements enregistrés chaque seconde pendant des années sans consentement éclairé, acteurs d’une société de surveillance, moteurs du renforcement des inégalités et de division de la société, siphonage des revenus des créateurs et des médias avec prise de contrôle de leur distribution, captation toujours plus grande de notre attention, sources de pollution mentale et d’addiction, invasion de notre domicile, … Sans compter des situations de monopoles sur la publicité et le commerce en ligne ; le tout sur fond du culte du secret, de boîtes noires opaques, et de montagnes de cash.

Avec enfin le sentiment que ça va trop vite, que personne ne comprend vraiment comment marchent ces plateformes créées par une poignée d’ingénieurs et d’informaticiens qui ne semblent plus maîtriser l’ensemble.

Trop grands, trop puissants, trop négligents, trop longtemps ? Tous les empires ont une fin : à quand celui des GAFA ?

Le vent tourne en ce moment contre la Silicon Valley : conséquence de leur puissance accrue au fil des années, les empires de la technologie inquiètent ; le temps n’est plus pour la classe politique, même américaine, à se faire photographier benoitement à Mountain View ou Menlo Park près d’un baby-foot pour épater ses administrés. Bruxelles montre les dents, multiplie les enquêtes, impose de lourdes amendes ; les dirigeants des Gafa sont convoqués et auditionnés au Congrès américain. Certains se demandent même s'il faut les boycotter.

Ce ne sont pas là que des manœuvres corporatistes pour protéger les « incumbents » et un vieux monde incapable de se transformer : il faut y voir aussi une certaine objection de conscience numérique, et surtout des tentatives honnêtes pour rester au contact des leaders du nouveau monde numérique et ne pas les laisser seuls dans la construction de notre avenir.

L’incapacité des GAFA à empêcher la manipulation de l’opinion et leur sourde oreille à admettre leur implication dans la désinformation, leur rôle dans la destruction d’emplois liée à l’essor de l’automatisation, leur défiance envers les institutions, leur intrusion dans nos vies privées, sonnent le glas du laisser-faire vis-à-vis d’un problème devenu désormais structurel. Car nos vies sont devenues quasi indissociables d’eux au fur et à mesure de leur extension inexorable à de nouveaux marchés et de leur emprise – sans concurrents -- sur nos sociétés.

Les outils traditionnels de régulation (taxes, anti-trust, …) semblent bien inadaptés pour maîtriser cette nouvelle puissance concentrée entre les mains de quelques-uns. Semblant intouchables, ils utilisent leur fortune à renforcer leur influence. Pas facile d’aller titiller ceux qui jonglent avec nos informations les plus secrètes, et qui sont en passe de créer et maîtriser les outils de l’intelligence artificielle, en passe peut-être un jour de surpasser l’humaine, et changer radicalement le marché de l’emploi.

Champions de l’optimisation et des paradis fiscaux, ces géants, pourtant si riches et si rentables, sont aussi accusés de ne pas prendre part au bien commun des sociétés par l’impôt et de ne pas savoir faire face à leurs nouvelles responsabilités sociales.

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Pas facile d’appliquer l’anti-trust quand les prix de leurs services restent bas ou gratuits, et de plus en plus addictifs. Nous ne sommes pas dans les Telcos, ennemis plus faciles et, en général, haïs. Ici, l’opinion publique tend à peine l’oreille à cette nouvelle colonisation numérique. Les GAFA restent immensément populaires en simplifiant la vie du consommateur qui continue d’utiliser massivement leurs services et appareils et de remplir leurs comptes en banque. Demain il préfèrera sûrement être soigné par eux !

Mais de qui parle-t-on ? Derrière l’acronyme, il faut, en fait, voir une quinzaine de sociétés : les firmes américaines Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft, mais aussi Netflix, Airbnb, Tesla, Uber ; les chinoises Tencent, Baidu, Alibaba, Xiaomi, Huawei ; j’ajouterais bien la japonaise Softbank, le coréen Samsung, et les russes Yandex et Vkontakte.

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Avec plus de 540.000 employés Amazon a désormais la taille d’un petit pays ! En trois mois, elle a ajouté 160.000 personnes à ses effectifs et doublé de taille en un peu plus d’un an. Au rythme de +30% par an, elle emploiera plus d’un million de personnes d’ici trois ans. Le groupe vend plus de 350 millions de produits différents en concurrence directe avec plus de 130 grandes firmes. Aux Etats-Unis, Amazon est devenu non seulement le principal magasin en ligne, mais aussi un intermédiaire crucial de la culture et du divertissement (livres, vidéos, …), de l’alimentation (Whole Foods) et depuis peu un majordome domestique, via ses nouvelles bornes intelligentes (Echo, Alexa…). Facebook compte deux milliards d’utilisateurs actifs, soit bientôt un tiers de la population mondiale, mais aussi un milliard sur WhatsApp et 800 millions sur Instagram !

Les progressions spectaculaires de leurs revenus et profits se font chaque trimestre à deux chiffres (et même d’un tiers pour Amazon!) : Apple a engrangé 11 milliards de dollars de bénéfice net au 3ème trimestre 2017 et Facebook 5 milliards ! Il s’agit bien de profit dégagé en 3 mois ! Leurs cours de bourse continuent de s’envoler (en hausse de 30 à plus de 50% en un an !) portant leur valorisation à des centaines de milliards de dollars chacune. Près de 3.500 milliards de dollars pour les 5 GAFAM. ! Dans le même temps, la 1ère firme Chinoise, Alibaba, accélérait et voyait ses revenus bondir de plus de 60% !

Monopoles, duopoles, positions dominantes  

Google, qui va doubler de taille en France, contrôle 90% du search en Occident, Facebook (et ses filiales Instagram, WhatsApp et Messenger) 80% du trafic social mobile, Amazon 45% du commerce en ligne, Microsoft 80% des ordinateurs ! Netflix représente 90% de la consommation de vidéo à la demande aux Etats-Unis.

Dominant la nouvelle « économie de l’attention », les réseaux sociaux donnent l’air du temps et définissent la nouvelle culture populaire, en décidant eux-mêmes ce que nous devons lire et regarder, quand, et comment, avec, il faut le reconnaître, une capacité de prédiction et de manipulation assez époustouflante.

Google et Facebook ont désormais une influence sur plus de 70% du trafic Internet et la majorité du trafic des sites d’infos dépend de ces deux plateformes (search et trafic social). Des tests effectués récemment dans six pays par Facebook ont montré comment un coup de tournevis dans l’algorithme pouvait priver des sites d’infos des trois quarts de leur trafic.

Résultat : Facebook, meilleur moteur de ciblage, et Google, meilleur moteur de recherche, ont pris le contrôle de la distribution des créateurs et des médias d’information.

Mais ils en refusent toujours les responsabilités : trop 20ème siècle !

Car Google, Facebook, Twitter ou LinkedIn se présentent comme des plateformes technologiques neutres, des hébergeurs, qui ne prennent pas de décisions éditoriales, ne produisent pas de contenus elles-mêmes, et n’emploient pas de journalistes. Elles estiment donc, contre toute évidence, ne pouvoir être donc assimilées à des médias, refusant d’en assumer les devoirs. Or non seulement, elles diffusent les contenus, qui informent bien ou mal les citoyens, mais elles vivent—grassement on l’a vu —de la pub qui y est associée.

 Google (75.000 employés) et Facebook (20.000), se sont donc incroyablement enrichis à partir des contenus créés par d’autres, en sachant surtout distribuer ceux que les gens aiment. Sans respecter aucun standard journalistique, ces groupes sont devenus les points d’entrée quasi-automatiques vers les médias, des kiosques mondiaux de l’information, où tout producteur de contenu doit désormais passer pour profiter un tant soit peu de la pub en ligne.

A tel point que Google, après avoir pris de haut les éditeurs pendant des années, s’apprête à leur lâcher du lest, c’est-à-dire des sous ! Mais le secteur de la musique attend toujours une juste rémunération de YouTube, bien plus radin qu’Apple, Spotify ou Deezer ; et surtout le fossé technologique entre médias historiques et les GAFA ne se réduit pas. Au contraire !

 Aujourd’hui, ils veulent tous aller encore plus loin dans les secteurs culturels en investissant des milliards de dollars dans les séries, le cinéma, la télévision, les jeux vidéo, l’e-sport, et bien sûr toujours la musique.

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Ces machines à cash deviennent aussi une menace pour l’économie du web et sont en train de tuer les start-ups.

 Forts d’années de maîtrise des données sur les comportements du public, Google et Facebook, qui offrent les solutions de ciblages des consommateurs les plus performantes, sont désormais en position de duopole sur la pub en ligne, loin devant toutes les autres régies publicitaires mondiales.

Accusés d’abuser de leur position dominante, ils verrouillent agressivement, grâce à leur puissance financière et technologique, leur avance par des pratiques jugées souvent anti-concurrentielles. Derrière un buzzword et des slogans hippies (don’t be evil, do the right thing, connect the world, …), ils pratiquent la forme la plus brutale du capitalisme moderne, empêchant notamment la redistribution des effets bénéfiques de l’économie numérique (effets de réseau, …).

Désormais en position de force, ils rachètent des sociétés à tour de bras et empêchent l’arrivée de nouveaux entrants, parfois en copiant purement et simplement leurs produits. Même Snapchat a du mal face à Facebook. A tel point, que l’âge d’or des start-ups pourraient bien toucher à sa fin d’autant que la nouvelle vague technologique qui émerge (intelligence artificielle, voitures autonomes, réalités altérées, crypto-monnaies virtuelles, ...) favorise les grosses firmes qui possèdent déjà les données et la puissance informatique. Devinez qui !

En contrecoup, ils provoquent même un rejet du lexique à la mode il y a peu : qui veut encore parler, sans grimacer, de disruption, de plateformes, d’exponentiel ou de passage à l’échelle ? Et ce n’est plus si cool désormais de travailler pour Facebook ou Uber !  

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 Démocraties « trollées » : des plateformes champs de bataille

Mais c’est surtout du côté de leur nouvelle et vaste influence politique, lié à leur fonctionnement, et d’accusations de menaces sur les démocraties que les plateformes, sourdes et incapables de s’autoréguler, ont refusé de voir venir monter cet automne les critiques et l’hostilité croissantes d’Etats qui se sentent impuissants.

Les réseaux sociaux, où s’informent jusqu’à 60% des Américains, n’ont non seulement pas su éviter les abus et la manipulation de leurs utilisateurs, mais ont, en plus, sur-joué leur instrumentalisation, et cherché, selon des experts, à dissimuler l’ampleur de l’infiltration de la propagande sur leur plateforme. Il a fallu pour cela les révélations de la presse, des universitaires et de think-tanks.

Avec la volonté évidente de déstabiliser les sociétés démocratiques, des Etats, des groupes, des intérêts, sont à la manœuvre sur leurs plateformes, avec des milliers d’experts actifs, qui tentent de contrôler ou de retourner les opinions, chez eux ou à l‘étranger, d’accroître les divisions, à la faveur de bulles d’informations polarisées, de chambres d’écho, d’opinions unilatérales ultra-partisanes, favorisées par les algorithmes des géants du web qui renforcent nos convictions.

Avec les réseaux sociaux, nul besoin d’un émetteur unique ou d’un seul message de propagande. La multitude, les réseaux et le ciblage font le travail. L’industrie des travailleurs du clic pourrait bien devenir l’outil de propagande le plus efficace de notre histoire. La démocratie semble être ainsi à la merci de quiconque possède des données et un peu d’argent. Ajoutez quelques compétences techniques, de l’humour, de l’outrage et de la provocation. Ça fonctionne !

A l’insu du plus grand nombre, une propagande multiforme personnalisée en temps réel a bouleversé l’élection présidentielle américaine (40% de la population exposée) et le référendum sur le Brexit, via des publicités politiques ciblées, notamment sur Facebook ; des photos truquées et des rumeurs colportées par les réseaux sociaux ont aussi alimenté les tensions en Inde, au Soudan ou en Birmanie, ou encore aux Philippines, en Allemagne, Espagne, mais aussi en France pendant la campagne présidentielle.

Nous allons tous désormais chercher les réponses à nos questions dans Google, nouveau détenteur de la vérité, mais sur mobiles, ce sont Facebook et WhatsApp qui sont souvent devenues les principales sources d’informations dans certains pays, devenant de facto l’agora, où s’entremêlent faits, rumeurs, infos bidons dans un déluge de bruit, d’un vacarme assourdissant où sont privilégiées les émotions, et où s’entremêlent vérité et propagande en ligne.

La vérité, ainsi malmenée, y est de plus en plus difficile à discerner. D’autant que les frontières classiques entre information et commerce s’y effacent dangereusement sous la pression du clickbait. A l’inverse de la télévision, des radios et des journaux, les GAFA ne sont pas soumis aux règles en matière de publicité électorale.

Twitter, qui a véhiculé des armées de bots qui ont pu déstabiliser l’opinion, vient de décider de ne plus diffuser de publicités émanant de médias financés par le Kremlin, comme Sputnik et Russia Today, avec qui, pourtant, elle avait préparé de minutieuses campagnes d’action. Les GAFA servant désormais de consultants numériques pour des campagnes politiques ciblées grâce à leurs données !

A cela s’ajoute le cyber-harcèlement, parfois l’incitation à la haine et le complotisme de trolls submergeant l’utilisateur qui, en toute impunité, peut devenir la cible de menaces, voire de campagne de lynchage. Et les enfants ne sont pas épargnés, notamment sur YouTube.

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(Fausse pub Facebook)

L’ironie c’est que ces plateformes (Facebook et Apple en tête), dirigées par des libertariens pas toujours à l’aise avec la démocratie représentative, sont les premières à censurer des contenus à l’aune de critères arbitraires, et souvent discutables (nudité par exemple), en ayant comme unique modèle les valeurs de la côte ouest américaine (on se rappelle encore la photo de la petite fille brûlée au napalm retirée par Facebook).

Elles sont évidemment aussi les premières à nous suivre partout, enregistrant chaque fait et geste de nos vies en ligne qui n’ont, semble-t-il, plus de secrets pour elles. Plus inquiétant : grâce à elles, les marques elles-mêmes peuvent désormais aussi nous traquer. Et Facebook en est même à réussir à identifier toutes les personnes que vous avez pu rencontrer !

Cette surveillance croissante et cette perte de contrôle et d’info sur la gestion de nos données très personnelles, dont la valeur est désormais cruciale, -- et que l’on doit donner aujourd’hui gratuitement et sans conditions (CGU) -- préoccupent de plus en plus. D’autant qu’elles ne sont jamais réciproques. Avant d’entrer dans les locaux de ces jeunes firmes au fonctionnement obscur, il vous faudra d’ailleurs toujours signer un document légal (NDA /non disclosure agreement) vous faisant jurer que vous ne raconterez rien. La confiance règne !

Drogue numérique : persuasion, addiction et manipulation de l’attention

 Dans un tel contexte, l’effet de l’utilisation de leurs services sur nos comportements, est d’autant plus problématique, quand on sait par exemple que les millenials touchent leur mobile plus de 2.500 fois par jour !

Très comparables aux machines à sous, les réseaux sociaux nous rendent accros aux rafraîchissements imprévisibles, intermittents, de contenus plaisants, et aux shoots narcissiques de dopamine provoqués par l’approbation recherchée des tiers, via les « Like », ❤,RT et notes.

La captologie et l’hyper connexion compulsive règnent en maître puisque les GAFA doivent, pour gagner plus d’argent, nous enserrer le plus longtemps possible dans leur toile. Des milliers de designers y œuvrent activement. Cet abus manifeste de notre attention favorise la manipulation, et détériore – nous le voyons tous-- notre capacité de concentration, même si quelques gros malins veulent faire croire avoir maîtrisé le multitasking.

D’ailleurs nombreuses sont les anecdotes dans la Silicon Valley montrant comment les patrons de la tech empêchent leurs propres enfants d’y avoir accès ! Même le créateur du bouton « Like » sur Facebook a installé un contrôle parental sur son dernier iPhone pour s’empêcher de télécharger des applis ! L’ancien co-fondateur de Facebook, Sean Parker, regrette même d’avoir aidé à construire un monstre qui abuse de la vulnérabilité de ses utilisateurs.

Le futur aussi ! Les prochaines étapes de cette domination se dessinent sous nos yeux. Et là aussi : « winner takes all ! », avec … les mêmes !

A commencer par le divertissement, les séries, les films, le sport, où chacun d’entre eux investit déjà des milliards de dollars, notamment dans la vidéo. Après Netflix et Amazon, YouTube a ainsi pris possession du téléviseur où son visionnage a bondi de 70% en un an.

Mais ce sont désormais vers les nouvelles formes de loisirs qu’il faut regarder  

L’e-sport, pierre angulaire d’une culture contemporaine interactive avec bientôt 500 millions de fans, est devenu un des terrains de jeu favoris des géants du web américains et chinois : Amazon possède Twitch, Facebook a lancé Gameroo, Google YouTube Gaming et Tencent Riot/League of Legends.

Le secteur des réalités altérées et des médias immersifs (réalité virtuelle, réalité augmentée) est également la cible de leurs investissements massifs. Tous y multiplient les dépôts de brevets et les expérimentations en attendant une adoption grand public qui devrait passer d’abord par le mobile, avant sa disparition et son remplacement par une informatique ambiante (où la reconnaissance faciale de Facebook est déjà meilleure que celle du FBI) qui signera la fin de tout jardin secret et de nos vies privées.

La conquête de l’espace domestique est également en cours, au travers des box TV, haut-parleurs intelligents et autres écrans connectés, et de l’armada de caméras, microphones et serrures connectées destinées à nous rassurer – et nous espionner.

 Et bientôt la santé ! Amazon, qui veut déjà les clés de chez vous, s’intéresse désormais aussi au marché des médicaments. Google entend séduire les grandes villes pour les aider à extraire les données des habitants et leur offrir des services plus pertinents.

Et bien sûr et surtout autour du potentiel de l’intelligence artificielle (IA), grand défi de notre époque.

Quasi seuls maîtres à bord pour exploiter les avantages de l’IA, les GAFA et leurs homologues chinois alignent tous leurs efforts pour tout faire dans les années à venir pour mettre de l’IA partout. Y compris pour saigner à coup de salaires mirobolants les universités des meilleurs de leurs chercheurs.

Car leur puissance est assise sur leur énorme avance prise dans le domaine clé de la collecte et du traitement des données personnelles, nouvel actif clé du siècle, qui leur permet d’être beaucoup plus performant soutenus par le machine learning et le deep learning pour alimenter l’essor de cette prochaine grande révolution technologique.

Autre avantage déterminant : ils possèdent désormais le plus grand nombre d’ordinateurs capables de traiter ces données. Le risque est donc de voir une nouvelle petite élite dirigeante posséder et maîtriser, hors contrôle, les infrastructures de base de notre époque.

Enfin n’est-il pas problématique à terme à voir de telles entreprises accumuler un tel niveau de richesses - dont elles ne font rien si ce n’est racheter tout concurrent qui pourrait les détrôner - au point de devenir plus puissants que les Etats et de pouvoir s’offrir les meilleurs avocats pour défendre leurs causes ?

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Démocratisation de la prise de parole publique et beaucoup d'autres bonnes choses

Evidemment, pas question pour nous de revenir en 1992.

Sans aucun doute, les GAFA nous ont grandement facilité l’accès à l’information, à la connaissance, à la culture, et ont accru les moyens de communiquer tout en permettant à un nombre infiniment plus important de voix de se faire entendre. C’est précieux et sans équivalent depuis la démocratisation de la lecture sous Gutenberg.

Grâce à leur agilité, leur créativité et leur maîtrise des environnements numériques, ils ont permis l’apparition de services performants et peu onéreux, tout en brisant l’ordre établi, mettant fin à de nombreuses prébendes du passé. Traquant l’inefficacité des vieux bastions, ils ont montré aux Anciens l'importance de l'innovation et de la prise de risque.

Ils ont suscité de nouveaux usages et redonné beaucoup de pouvoir au public, et donc fait la démonstration de l'importance de le connaître et de converser avec lui, ce que les médias traditionnels négligent trop souvent, voire même prennent de haut. Ils les ont aussi forcés à fabriquer du contenu de meilleure qualité.

La médecine et l’allongement de la vie attendent également de grandes avancées des nouvelles technologies. Ce n’est pas négligeable.

Mais nous ne sommes pas comme au 19ème ou au 20ème siècle en train de passer d’un monde stable à un autre. Nous sommes dans une dynamique fluide sans boussole où croît l’angoisse face à la technologie et où l’homme doit mieux comprendre ce qu’elle peut faire et ne pas faire.

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Quelles solutions ? Quels contre-pouvoirs ?  

 Que faire alors pour recréer les conditions de la confiance numérique à l’ère des plateformes ?

Nous le disons depuis 2014 : très rares sont les rédactions équipées pour aller regarder sous le capot des GAFA. Seuls quelques universitaires commencent à s’y aventurer. Il faut des logiciels, des algorithmes, des experts des données pour tenter d’y voir plus clair dans ces asymétries informationnelles. Il faut aider les start-ups qui travaillent dans la génération automatique de données (et non sur celles des utilisateurs), et les équipes qui développent des algorithmes capables d’auditer d’autres algorithmes.

Encourager aussi davantage l’open source et les systèmes décentralisés (blockchain, pair à pair,…) comme une réponse à leur hégémonie et la recherche sur le rétro-design de l’attention.

Les géants du web ont toujours agi plus vite que les cadres législatifs -- –- mieux vaut s’excuser que de demander la permission --, se moquant même de leur archaïsme et profitant sans vergogne de l’inefficacité des outils juridiques à répondre à leur complexité comme à leur perpétuelle rapidité d’évolution, mais aussi de l’incompétence numérique des classes dirigeantes politiques.

Ces dernières, de plus en plus incapables de donner une vision probante de l’avenir ou même seulement de répondre aux défis actuels, notamment de l’innovation technologique, sous-traitent des champs entiers des affaires publiques aux GAFA, qui, eux, ont une vraie idée de notre futur.

Comment alors créer une gouvernance démocratique des ressources technologiques ? Notamment en Europe, où on ne compte plus un seul groupe dans les 20 premières firmes internet et technologiques mondiales (contre 5 en l’an 2000 !). Surtout, quand promettant de faire la police eux-mêmes en toute opacité, les GAFA, qui évidemment privilégient profits et actionnaires, tentent de résister à de nouvelles lois plus contraignantes, qu’ils jugent – avec arrogance et non sans raison - toujours aussi dépassées. Le système peut-il encore s’auto-réformer comme le pense Elon Musk, notamment dans le domaine de l’IA ?

Des pistes sont, en tous cas, entrevues.

Elles passent évidemment par la reprise à ces nouveaux monopoles naturels, de la possession et du contrôle de nos données, nouveaux actifs clés de l’époque. En créant peut-être des tiers de confiance pour nos données, en régulant et sécurisant leur partage et leur circulation, ou même en considérant la donnée comme du ressort du domaine public ou de la propriété individuelle, disponible alors via une licence.

Un premier pas sera fait en Europe avec la GDPR, qui bouleversera profondément le paysage de la publicité programmatique, aujourd'hui manne des Gafa.

Mais aussi par rendre des comptes pour mettre fin à l’incroyable asymétrie dans la surveillance : les forcer à être plus ouverts, moins secrets (vous me traquez, je vous traque !), plus concurrentiels (en ne confiant pas toutes ses données à une seule plateforme). Plus encore qu’un devoir de loyauté, leur imposer – ô naïveté ! -- une certaine transparence des systèmes algorithmiques, en tous cas de les forcer à les concevoir responsables « by design ». La transparence accrue aussi sur les émetteurs d’information pour renforcer la confiance, comme une labellisation efficace des infos bidons identifiées.

D’autres sont plus radicales.

Londres songe ainsi à modifier leur statut légal pour les classer enfin en éditeurs, avec les responsabilités associées. Berlin impose depuis peu de lourdes amendes sur les discours attisant la haine. Bruxelles voudrait aussi légiférer pour mieux contrôler les contenus. Les plateformes affirment qu’il serait trop cher de faire la police des contenus, mais ils le font déjà si efficacement pour la nudité !

Pour mettre fin à l’autre grande asymétrie (celle de leur position concurrentielle) faut-il, comme nombreux sont ceux qui le réclament, les morceler, les forcer à vendre certaines activités, mieux contrôler leurs futures acquisitions et les contraindre à moins valoriser le clickbait, voire à réorienter leur modèle d’affaires ? Le rejet croissant de la pub peut-il favoriser la fin du tout gratuit, peut-être le péché originel d’Internet ?

D’autres formes de « guérilla numérique » peuvent-elles apparaître, par exemple en abreuvant les plateformes de fausses données personnelles et en cherchant à perturber leurs algorithmes ? Ou faudra-t-il revenir sur l’anonymat ?

Travailler vite à un nouveau droit de la concurrence plus adapté et réactif ? (actuellement le temps de constater une position dominante sur un marché numérique, celui-ci s’est déjà métamorphosé)

Les réguler comme des services publics pour qu’elles se comportent dans l’intérêt du public ? Créer des communs numériques plus pertinents dans ce nouveau monde pour le monde de la culture ?

Nommer, comme le Danemark cette année, un ambassadeur numérique pour négocier avec eux ?

Créer une agence européenne pour la confiance dans l’économie numérique, comme le souhaite la France ?

Du côté des médias traditionnels, dont la crédibilité est certes aussi dévalorisée, notamment suite à leur manque de stratégie, on sait qu’il est devenu critique de pouvoir exiger de ces plateformes plus de données, davantage de monétisation et de tout faire pour enrayer ensemble le phénomène délétère des fake news.

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Un coup de main beaucoup plus convaincant serait aussi bienvenu dans l’indispensable éducation du public aux médias destinée à susciter davantage son esprit critique, pour l’informer sur les dangers de la désinformation, pour lui apprendre à mieux s’informer et à reconnaître la propagande, comme à mieux se comporter sur les réseaux sociaux.

Le web n’est en tous cas plus du tout le même qu’à ses débuts, il y a plus de 20 ans : un espace libre, ouvert et décentralisé de publication et de consommation multilatérale d’informations. Il est clairement dominé par une poignée de géants où se sont concentrés richesse et pouvoir, et qui ont beaucoup de mal à rendre des comptes d’un business basé sur la surveillance.

Le désenchantement vis-à-vis de la fin de l’agora 2.0 est perceptible. Pire : certains craignent déjà de le voir disparaître corps et bien, remplacé par des expériences virtuelles propres à chaque plateforme (e-commerce, interactions sociales en réalités altérées, …) dans un Trinet (Google, Facebook, Amazon).

Faudra-t-il passer par un exercice « Vérité et Réconciliation », à la sud-africaine, pour se reconnecter avec ces plateformes ?

Les acteurs d’Internet étaient pourtant censés éliminer les corps intermédiaires sclérosés (maisons de disques, studios de cinéma, télés, …). Ils l’ont fait, mais … en prenant leur place ! Sans rétablir la confiance et en rajoutant du bruit et des problèmes. Ne laissons pas tous seuls les ingénieurs, designers et community managers aux commandes ! Les données ne sont pas neutres : il y a des humains derrière le code !

Si on voit bien ce que les GAFA apportent à chaque individu, il est plus difficile de discerner leurs apports positifs aux sociétés et la manière dont on pourrait les ramener au bien commun. Un bien commun intégré, enchassé (« embedded ») dans leur action. Faudra-t-il attendre de voir Mark Zuckerberg à la Maison Blanche ?

Rêvons un peu ! Et d’abord à un vrai débat avec eux sur ce bien commun et leurs responsabilités éthiques envers une société dont ils savent et possèdent déjà beaucoup. Et si – sans privatiser l’action publique - ces géants s’attaquaient enfin concrètement aux grands problèmes sociaux de l’heure avec leurs énormes ressources financières et leurs vastes compétences technologiques ? Comme la mise à niveau d’une éducation enfin adaptée à l’époque, la réduction des inégalités, le sauvetage des systèmes de santé, la régulation des flux migratoires, l’aide aux sans-abri, l’optimisation des services publics, la réinvention des solidarités, ou même la lutte contre le changement climatique, …

Mais aujourd’hui elles semblent préférer vendre des mots clés à Carrefour, nos préférences à Toyota et notre fil d’actualité à Poutine !

Ne nous reste-t-il alors plus qu’à supprimer les applis Facebook et Twitter de notre mobile et à défendre notre liberté d’attention aussi chèrement que la liberté d’expression ?

Eric Scherer

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PS : nous développerons ces sujets dans notre Cahier de Tendances Méta-Media N°14, Automne - Hiver 2017 2018 , avec de nombreux témoignages et analyses d'experts et comme toujours notre sélection des meilleurs livres qui en parlent.

Le cahier sera disponible ici, sur Méta-Media en PDF gratuitement début décembre.

 (Illustration de couverture : Jean-Christophe Defline)