"La neutralité du net, c'est avoir accès au vrai Internet" (Sébastien Soriano)

Par Barbara Chazelle, France Télévisions, MédiaLab et Prospective

Twitter était bien agité cet après-midi alors qu'avaient lieu les débats sur la "neutralité du net" aux Etats-Unis. Malgré les millions de commentaires, de lettres, d'appels et les manifestants qui avaient fait le déplacement devant la FCC à Washington, c'est sans surprise que le régulateur des télécoms américain a voté contre (et ainsi rendu caduque) ce principe qui avait été institué par l'administration Obama. Mais de quoi s’agit-il donc ?

Pour faire simple, « la neutralité du net, c’est la liberté de circulation dans le monde numérique. De même que dans le monde physique nous avons la liberté d’aller et de venir, sur internet, c’est la liberté d'innover, de poster des contenus, de consulter ce que l’on veut, sur tous les sites, les applications que l’on veut sans avoir des biais qui soient introduits par des intermédiaires. La neutralité du net, c’est avoir accès au vrai Internet » explique Sébastien Soriano, Président de l’Autorité de Régulation des Communications Electroniques et des Postes (ARCEP), avec qui Méta-Media a pu s’entretenir cette semaine.

Bien au-delà des enjeux techniques et économiques, la neutralité du net doit être comprise comme un droit fondamental qui protège nos libertés publiques : liberté d’expression, d’accès à l’information, aux services et contenus de son choix sans entraves, liberté d’entreprendre, d’innover et de créer de la valeur. Défendre la neutralité du net, c’est se positionner en faveur des valeurs démocratiques fondamentales qui font encore la fierté de l’Europe.

soriano neutralité du net

Cela fait 10 ans que la sacralisation de la neutralité du net est remise en question au fil des administrations américaines. En Europe, la neutralité du net a finalement été inscrite dans la loi en 2015. Ce nouveau recul américain pourrait-il influencer le jeune règlement européen ? Comment l’Europe et la France peuvent-elles tirer parti de cette différence ? Sébastien Soriano répond à nos questions.

La décision de mettre fin au principe de neutralité du net aux Etats-Unis doit-elle nous faire craindre un retour en arrière en Europe ?

"La neutralité du net est une règle qui se joue au niveau du réseau qui donne accès à internet. C’est une règle qui est liée au territoire dans lequel on se situe. On peut donc avoir une neutralité du net en Europe sans que cette neutralité soit appliquée dans d’autres pays. Le fait que les Etats-Unis remettent en cause la neutralité du net, n'aura pas d’impact direct sur ce qu’il se passera en Europe.

Le système réglementaire des télécoms est très différent aux Etats-Unis et en Europe. Aux Etats-Unis, le régulateur (la FCC) a beaucoup d’autonomie (il peut faire évoluer les règles de régulation) mais il n’a pas d’indépendance (puisque lorsque le Président des Etats-Unis change, le Président de la FCC change lui aussi).

Le système européen est très différent. Les grands principes sont décidés au niveau de la loi. Les régulateurs nationaux, indépendants, ont eux la responsabilité de les mettre en exécution. Les règles de la neutralité du net en Europe s’appuient sur un consensus politique très fort, qui a émergé en 2015. Pour les renverser, il faudrait que le Parlement, la Commission et le Conseil s’accordent, ce qui paraît extrêmement peu probable. Le cadre de l’Europe est beaucoup plus solide et beaucoup plus prévisible que celui des Etats-Unis. Evidemment, dans l’absolu, ce que les institutions européennes ont mis en place, elles peuvent le défaire. Mais cela se ferait dans le cadre de multiples débats démocratiques et ne serait donc pas le fait d’une administration."

L'absence de garantie de neutralité du net aux Etats-Unis pourrait-elle être une opportunité pour l’Europe ?

"La question de la neutralité du net, de la liberté d’accès au réseau est un atout très fort vis-à-vis de tous les innovateurs. N’importe quelle start-up peut lancer son service sur internet sans avoir à demander l’autorisation à quiconque, ou à payer un péage.

Dans la course aux talents qui a lieu à travers le monde pour attirer les projets innovants et les investisseurs, il est clair que la neutralité du net va devenir un vrai facteur de compétitivité pour l’Europe. D’autant plus qu’elle revêt une dimension symbolique dans la Silicon Valley où règne une culture libertaire forte."

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Quel premier bilan pouvons-nous tirer de la mise en application du règlement de 2015 qui impose le respect de la neutralité du net en Europe ? Au sein de l'espace européen, peut-on déjà identifier des champions et des mauvais élèves ?

"Les régulateurs européens (rassemblés au BEREC) sortent ce jour un premier bilan. Ce que l’on constate c’est que, en tenant le plus grand compte des lignes directrices, les régulateurs ont procédé à une mise en place proactive et cohérente de la neutralité du net dans l’Union européenne. Un ménage a été fait vis-à-vis de toutes les pratiques de blocage ou de restrictions techniques qui existaient, telles que les interdictions d’utiliser Skype, de faire du peer-to-peer ou encore l’interdiction de faire de son smartphone un hotspot wifi.

Ce qui requiert des appréciations circonstanciées, ce sont les pratiques de « Zero Rating ». Grâce au règlement, les opérateurs n’ont pas mis en avant des applications sur des bases exclusives (par exemple, mettre en avant Deezer plutôt que Spotify) mais uniquement des catégories de service (musique, vidéo…). C’est un premier acquis pour les utilisateurs qui ne sont pas poussés vers un service ou produit en particulier.

Par ailleurs, ces mises en avant de catégories de services restent pour certaines soumises à examen. Elles rentrent encore parfois dans une zone grise et sont examinées au cas par cas, comme cela est le cas au Portugal en ce moment par exemple.

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Ce que l’on demande en tant que régulateur, c’est que notre action soit appréciée dans la durée. Dans la mesure où il demeure des questions complexes (dont le Zero Rating), cela va prendre un peu de temps pour dégager une jurisprudence.

Sur la question des champions européens, il est trop tôt pour établir un bilan. Mais dans les pays où la concurrence est forte, il y a moins de questions qui se posent, et plus encore sur le Zero Rating. Lorsque les offres 4G sont généreuses voire illimitées, cela n’a plus de sens de mettre en place de telles pratiques."

Le règlement  de 2015 se focalise sur les fournisseurs d’accès à internet (demande de transparence,  encadrement des pratiques de gestion de trafic, interdiction des restrictions à l’utilisation d’équipements terminaux connectés aux réseaux) mais ne prend pas en compte d’autres acteurs, comme les constructeurs de terminaux, les magasins d’applications, les assistants vocaux, qui peuvent eux aussi nuire à l’ouverture de l’internet. Où en est-on de la réflexion sur ce sujet ?

"Le règlement ne prend en effet pas pleinement en compte l'ensemble de la chaîne technique qui conduit à consulter internet. Au niveau du BEREC, nous avons produit un premier rapport qui s’intéresse à d’éventuelles limitations, via les terminaux et les contenus. C’est un rapport assez descriptif pour le moment mais l’ARCEP a lancé une réflexion plus approfondie sur la question des terminaux, qui jouent un rôle de plus en plus important dans votre expérience d’utilisateur étant de plus en plus intelligents.

Votre smartphone décide plus de choses pour vous que ne le faisait votre ordinateur. Et demain, les assistants vocaux en feront encore davantage. Par exemple, lorsque vous serez dans votre voiture et que vous direz à votre assistant que vous voulez acheter tel ou tel produit, c’est l’algorithme qui décidera probablement de vous conduire dans l’enseigne la plus proche… ou celle qui aura été privilégiée par le programmateur de l’assistant.

Une consultation publique a été lancée cette semaine qui nourrira un rapport plus complet prévu pour le 15 février 2018."

La question de la neutralité du net est parfois présentée et souvent ressentie comme une question technique. D’où le désintérêt du grand public. Aujourd’hui, plus que jamais, nous voyons que c’est une question politique, une question d’intérêt général. Comment faire pour éveiller les consciences ?

"Il nous faudrait un John Oliver en France ! Ses vidéos humoristiques ont permis de démocratiser la notion de neutralité du net aux Etats-Unis."

" Lorsque nous avons fait notre consultation publique du BEREC sur les lignes directrices en 2016, nous avons reçu 500.000 réponses. Toutes n’étaient pas étayées, mais néanmoins cette mobilisation reste importante à l’échelle européenne. Je ne dirais donc pas que le sujet est inconnu mais les risques qui sont attachés à cette neutralité du net sont moins tangibles pour les Européens dans la mesure où nos problèmes sont plus limités qu’aux Etats-Unis car nos marchés sont plus concurrentiels.

On a tendance à considérer que tout ce qui est sur internet relève d’enjeux techniques mais en fin de compte, ce sont des choix, des choix de société. Le numérique est un sujet politique et les débats relatifs à ces questions vont monter en puissance, notamment avec l’intelligence artificielle. Comme l’a dit Lawrence Lessig « Code is Law » : les choix sociétaux que nous allons faire vont de plus en plus être actés non plus par des lois mais par des algorithmes, à travers la technologie elle-même.

Il est essentiel que les Français se saisissent de ces sujets car c’est à travers la technologie que nous déciderons de notre modèle de société dans le futur."

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