Comment les industries culturelles peuvent tirer parti de la blockchain

Par François Fluhr, France Télévisions, MediaLab

Octobre 2015, The Economist affiche en Une la question suivante : « Comment la technologie derrière le bitcoin pourrait changer le monde ? ». Cette couverture est un déclic pour le monde de la tech. Et pour cause, cette technologie qui permet de stocker et d’échanger de l’information de manière décentralisée, sans passer par un tiers de confiance, pourrait avoir un impact structurel sur de nombreux secteurs.

Benoît Defamie, expert de la blockchain musique et de la startup Scenso TV, que nous avons rencontré lors d’un meet-up à Paris la semaine dernière, affirme que le nombre de « mineurs », ces personnes qui décident de prendre part à la blockchain en vérifiant les échanges d’informations à l’aide de leurs terminaux, a été multiplié par six en l’espace d’une année. Le phénomène commence à prendre de l'ampleur et il est temps de se demander comment les industries culturelles pourraient tirer parti de cette technologie. 

Si la blockchain est un gros mot pour vous, cette vidéo vous éclairera :

Protéger la propriété intellectuelle

Il est aujourd’hui possible de prouver qu’une création est bien la sienne en l’enregistrant dans la blockchain. La date de création étant garantie par l’historique décentralisé, cela permet notamment de réduire les coûts liés à la protection et de réitérer ainsi l’opération en continu au fil des étapes du processus créatif. À cet avantage, s’ajoute celui de pouvoir faire valoir une protection internationale tout en étant le seul à connaître le contenu de ses documents. De nouveaux acteurs se sont d’ailleurs déjà emparés de cet usage à l’image de Blockchainyourip ou BandNameVault.

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Rémunérer équitablement les œuvres

L'industrie musicale compte de nombreux litiges sur la paternité d’une œuvre. La blockchain pourrait permettre d’identifier tous les contributeurs et le travail qu’ils ont fourni. Une fois formalisées, ces métadonnées sont liées à un fichier audio. La mise en place d'un « smart contract » - un programme algorithmique établi au préalable et exécuté automatiquement par la blockchain - pourra ensuite permettre aux artistes concernés de percevoir la partie de la rémunération qui leur est due en temps réel. La blockchain s’occupe alors de la redistribution et ce modèle peut être répliqué pour de nombreux types d’œuvres en intégrant des modalités de redistribution hautement plus complexes. Une fois le contrat établi, le coût opérationnel de cette redistribution est quasi-nul, car elle se passe d’intermédiaire. 

Plusieurs plateformes en ligne de gestion de droits ont ainsi vu le jour sur le même modèle : JAAK, Dot blockchain music, MUSE. Des acteurs institutionnels franchissent aussi le pas : la SACEM travaille déjà sur cet usage en enregistrant les métadonnées juridiques de tous les morceaux dans la blockchain Hyperledger Fabric d’IBM. Ce faisant, elle servira sans doute d’exemple pour d'autres industries culturelles à l’avenir.

 scenso

Dans le domaine du spectacle vivant, citons la start-up Scenso TV qui souhaite « redistribuer l’argent des abonnés de manière plus équitable ». Lorsqu’un utilisateur s’abonne à la plateforme, la part du prix de l’abonnement qui est dédiée aux artistes n’est redistribuée qu’aux artistes que l’utilisateur en question a « consommés ». S'il ne regarde qu’un seul spectacle dans le mois, c’est ce spectacle qui percevra la totalité de cette part.

Distribuer les contenus sans intermédiaire

L’absence de tiers de confiance que permet la blockchain offre aux artistes la possibilité de commercialiser leurs contenus sans frais d’intermédiaire comme sur la plateforme VOISE, Paratii ou Livepear. Il y a peu de chance pour que les majors des industries créatives voient d’un bon œil cette désintermédiation ainsi que la transparence que la blockchain apporte. En revanche, les artistes et les sociétés d’auteurs vont certainement se tourner de plus en plus vers cette technologie décentralisée. Dans les faits, si l'on prend une fois de plus l’exemple de la musique, le recours à la blockchain pourrait affranchir les labels indépendants qui sont aujourd’hui parfois forcés de faire appel à des sociétés de négociation collective pour accéder aux plateformes de diffusion en ligne.

Permettre le micro-paiement

La circulation des crypto-monnaies via la blockchain permet de mettre en place des systèmes de micro-paiement. Cela signifie par exemple que l’on pourrait payer une fraction de bitcoin à chaque fois que l’on écoute une chanson ou que l’on regarde un film afin que la rétribution que l’on paie aux artistes corresponde à la seconde près à notre consommation. Un modèle qui nécessite un travail de fond sur la fixation des tarifs, mais qui pourrait à terme détrôner le système d’abonnement. On note un potentiel pernicieux tout de même, celui de ne pas particulièrement inciter à la libre découverte comme l’abonnement le permet aujourd’hui.

Prendre en compte les usages tout en les régulant

La plasticité de la technologie blockchain peut permettre d’innover en prenant mieux en compte les réalités du secteur. Via la mise en place de smart contracts, les possibilités sont infinies. Benoît Defamie prend pour exemple la plateforme de billetterie Guts, qui revendique déjà plus de 10.000 tickets vendus. Cette billetterie en ligne permet bien évidemment de payer sa place et d’obtenir un ticket virtuel, aussi la revente de billet ("qui n’est pas réplicable, contrairement au ticket papier que l’on peut photocopier"). La plateforme a aussi pris en compte le phénomène des receleurs qui revendent des tickets parfois cinq fois plus cher que leur prix originel :  la mise en place d'une règle via la blockchain empêche désormais de revendre son ticket plus cher que ce qu’on l’a acheté.

guts

5 freins à l’adoption généralisée de la blockchain

Malgré ces cas d'usage prometteurs, des freins ralentissent la progression de l'adoption de la technologie blockchain. 

  • Le frein technique : aujourd’hui, la blockchain bitcoin ne valide que sept transactions par seconde contre plus de 20.000 pour le réseau VISA. Cette limite est un frein à la massification de l’usage de la blockchain, car une démocratisation serait dès lors synonyme de saturation.
  • Le frein politique : le premier problème fait émerger le second. A l'heure actuelle, beaucoup planchent sur une solution à cette limite des 7 transactions mais personne ne gouverne la blockchain. À cet enjeu de gouvernance, s’ajoute celui de l’interopérabilité. Imaginons qu’une blockchain s’arrête, sera-t-il possible de conserver une trace de toutes les transactions passées ? Sera-t-il possible de les intégrer dans une nouvelle blockchain ? Cette technologie a encore besoin de norme.
  • Le frein culturel : sommes nous véritablement prêts à nous passer d’un tiers de confiance ? La dimension hautement technique du protocole ne va-t-elle pas rebuter le grand public ? Que penser de ces nouvelles monnaies inconnues, créées par centaines et dont les plus répandues connaissent une forte volatilité pour celle qui émergent ? Difficile d’instaurer la confiance alors même qu’elle est à la racine du projet blockchain. Un lourd travail d’ergonomie sera nécessaire pour accompagner le déploiement d’un usage grand public conscient. Mais il y a aussi des chances pour qu’à l’avenir, une grande partie du public soit en fin de compte des utilisateurs qui s’ignorent, à qui l’on ne montrerait pas la technologie sous-jacente.
  • Le frein légal provient directement d’un vide juridique sur de nombreux sujets qui ont trait à l’usage de la blockchain. De manière générale, la décentralisation et le droit ne font pas bon ménage et la dimension transfrontalière de la blockchain n’arrange rien.
  • Le frein du coût énergétique : pour avoir la possibilité d’ouvrir un nouveau « block » de vérification dans la « chain » et être ainsi rémunérés, les mineurs utilisent la puissance d’ordinateurs pour résoudre un problème mathématique. Seul le premier dont la puissance de calcul mobilisée résout le problème obtient le droit d’ajouter un block à la blockchain. Or tous les autres ont tout de même mobilisé une grande puissance de calcul pour tenter leur chance, faisant ainsi monter la facture énergétique globale. 

 Un futur privatisé ?

Pour toutes ces raisons, il y a fort à parier que ce sont les blockchains privées que l’on va voir se multiplier et porter le développement de cette technologie. Et pour cause, la dimension privée n’empêche pas de profiter des principaux avantages de la blockchain tout en réglant au moins partiellement les problématiques citées plus haut.

Cette technologie est chaque jour plus présente autour de nous et pour preuve, vous avez peut-être vous-même déjà miné de la crypto-monnaie à votre insu, pour le compte d’un autre. Comment ? Le script Java Coinhive propose au propriétaire de site web de réquisitionner une partie de la puissance des ordinateurs de leurs visiteurs pour miner et ainsi se rémunérer. Le chercheur Troy Mursch a ainsi répertorié plus de 30 000 sites exploitant Coinhive. Si certains y voient un modèle économique prometteur qui pourrait à terme remplacer la publicité sur certains sites, d’autres s’insurgent à l’égard de cette pratique qui reste tout à fait illégale.