Par Alexandra Yeh, France Télévisions, Direction de l'Innovation
Des années que l’on prédit la mort de l’email. Et des années qu’il résiste, encore et toujours, au point de faire figure aujourd’hui de vétéran dans un univers numérique habitué à voir les innovations fleurir… et faner tout aussi rapidement.
Loin de décliner, l’email se porte en fait plutôt très bien. Une santé au beau fixe qui n’a pas échappé aux médias, prompts à investir tous les canaux disponibles pour atteindre leur public. C’est ainsi que la newsletter, format historique du web s’il en est, affiche aujourd’hui une forme insolente qui fait le pied de nez aux « vidéos à la Brut » qui ont affolé le petit monde des médias… pour devenir, en moins de deux ans, déjà ultra-galvaudées. Quel est donc le secret de la longévité de la bonne vieille « lettre d'information » ?
La stratégie de la boîte aux lettres
Tous ceux qui l’ont testée semblent d’accord : pour être efficace, la newsletter ne doit pas avoir pour seule vocation de ramener de l’audience vers les sites web. De plus en plus considérée comme un format à part entière, elle ne se contente plus de relayer des contenus, mais leur apporte une valeur ajoutée, un supplément d’âme.
On est loin d'une simple course au clic : la newsletter n'a rien à voir avec le prospectus publicitaire du supermarché du coin qui traîne dans vos boîtes aux lettres. Non, il s'agit avant tout de maintenir un contact avec les lecteurs, comme l’explique le quotidien suisse Le Temps, et surtout d’aller le chercher là où il est : dans sa boîte mail. Un lieu isolé, plus intime, loin du bruit permanent des réseaux sociaux et du flux incessant de contenus qui y sont déversés chaque jour. Et donc un lien privilégié qui repose sur un véritable contrat de lecture entre lecteur et média :
Pour Le Temps, « la newsletter est un outil à double tranchant. En échange de cette ‘intimité’ consentie par le lecteur, elle nécessite d’être pensée comme non intrusive et utile, sous peine de finir en spam. »
Rien à voir donc avec une stratégie de conversion agressive qui chercherait à driver du trafic vers le site pour recruter de nouveaux abonnés. La stratégie de la boîte aux lettres est plus subtile : la newsletter doit être un moyen de donner une nouvelle voix à un média, de créer une relation de proximité, de s’ancrer dans les habitudes du public. Plus qu'un simple canal de diffusion des contenus, elle est devenue un format à part entière, avec son propre ton et sa propre ligne éditoriale.
Et c'est une stratégie de long terme selon Dan Silver, responsable des contenus numérique du Telegraph britannique - qui vient de lancer pas moins de 6 newsletters en 6 semaines : pour séduire et fidéliser l’audience, « il faut être patient : cela prend du temps de bâtir une communauté. »
Une nouvelle forme de storytelling
Et pour bâtir des communautés, la newsletter se doit de proposer un vrai contenu éditorialisé, avec un angle, du caractère, un ton, une identité graphique. « Nous avons souhaité penser chacune de nos newsletters comme un petit média, avec sa propre ligne éditoriale et sa propre stratégie », explique Le Temps, qui a choisi de segmenter son offre éditoriale en une dizaine de newsletters thématiques pour toucher des communautés d’intérêt.
Même démarche chez Axios, Quartz ouThe Telegraph, qui a lui développé une offre centrée autour de verticales thématiques aussi variées que la politique, le rugby ou encore le Brexit. Des newsletters portées par des plumes reconnues de la rédaction, avec un ton conversationnel et informel mais qui conserve l’autorité et la crédibilité des grands noms du quotidien.
Mettre en perspective les contenus, créer du liant entre eux pour s’éloigner de la simple collection de liens et proposer une newsletter qui ait du sens, mais aussi adopter un ton intimiste qui maîtrise les codes du web (gifs, hashtags, memes) : autant d’artefacts qui permettent aux newsletters de proposer une nouvelle forme de mise en scène des contenus pour réengager leur public.
La curation contre la surabondance
La newsletter, c’est aussi la réponse parfaite, pour les médias, au problème de la découvrabilité. Non seulement elle s’adresse à une audience captive et engagée, mais surtout elle permet d’instaurer une relation désintermédiée avec elle, sans le filtre des algorithmes qui ont habituellement droit de vie ou de mort sur les contenus. Débarrassée de ces « gatekeepers », la newsletter permet de mettre en avant et de faire découvrir des contenus plus pointus à un public qu’elle sait d’avance intéressé par ses sujets.
Une curation qui peut être thématique, mais qui peut aussi reposer sur l’incarnation par une personnalité reconnue (la newsletter Slate x Titiou, qui mêle billet d’humeur et revue de presse tout à fait subjective de la journaliste et blogueuse Titiou Lecoq, en est un bon exemple).
La curation peut aussi être participative, comme c’est le cas pour la newsletter Rugby Reader du Telegraph, qui propose aux fans du ballon ovale de participer à la sélection de liens envoyés chaque semaine (la moitié des contenus est issue de suggestions des lecteurs, selon Dan Silver), ou encore le Brexit Bulletin, qui s’enrichit régulièrement de sondages pour faire participer ses lecteurs.
Un format agile
Un CMS, un outil de diffusion, du contenu à proposer : c’est à peu près tout ce dont vous aurez besoin pour lancer une newsletter. Un format agile, rapide à produire, qui permet aux médias d’expérimenter et d’itérer plus facilement que sur d’autres canaux plus complexes (une nouvelle rubrique sur un site, une série de vidéos…).
Résultat, certains médias lancent des newsletters périodiques, reliées à un événement et limitées dans le temps, comme le New York Times dont l’offre pléthorique (plus de 50 newsletters !) comprend notamment une verticale dédiée aux résultats d’élections ou encore une, plus insolite, dédiée aux résumés des épisodes de Game of Thrones. Et ça marche : en seulement quelques semaines (la newsletter n’ayant été envoyée que pendant la période de diffusion de la série), ce sont 80.000 lecteurs qui s’y sont abonnés, avec un taux d’ouverture record de 60%.
Un contenu éditorialisé, un ton conversationnel, un format qui crée un lien intime et qui fidélise le lecteur : non seulement l’email n’est pas mort, mais il a encore de beaux jours devant lui avec la newsletter.
Mais le contenu ne fera pas tout : pour convaincre, la newsletter se doit d'être responsive (d'autant plus qu'elle est majoritairement lue sur mobile), ergonomique et esthétique. Car comme toujours avec les formats numériques, l'expérience utilisateur est centrale !