Non, la télé du futur ce n’est pas Netflix !

Par Nils Aziosmanoff, Président du Cube - Centre de création numérique. Billet invité

Au même titre que ni Airbnb, ni Uber ne sont le futur de l’hôtellerie et du taxi, le futur de la télévision ne se dessine pas autour de plateformes de streaming ou de réseaux sociaux, si personnalisés et « intelligents » soient-ils. La télévision du futur sera ce que l’irruption du cinéma a été il y a plus d’un siècle dans nos imaginaires : rien de moins qu’une nouvelle façon de représenter et de raconter le réel.

Ceux qui à ses débuts ne voyaient dans « l’image en mouvement » que du « théâtre filmé » ont été balayés à la fois de l’histoire du théâtre et de celle du cinéma. Ils ne percevaient pas la fabuleuse portée de ce nouveau medium né à la croisée des arts, des sciences et des technologies, qui allait avec des visionnaires comme Georges Méliès rendre possible les « voyages vers l’impossible » tels que son Voyage dans la Lune. Ceux-là ne voyaient que le doigt qui montre la Lune, mais même les plus sceptiques d’entre eux s’extasiaient sur l’opportunité d’augmenter le commerce du théâtre, tout comme la radio se targuait alors d’exporter l’opéra dans les foyers. S’ils avaient raison sur les effets visibles du renouveau, ils n’en voyaient pas les causes profondes. C’est pourquoi, si Netflix fait aujourd’hui trembler le monde de la télévision avec des scores à faire pâlir toutes les chaînes de la planète, il ne contribue pas pour autant au renouveau du medium et encore moins du récit collectif.

Un renouveau culturel porté par les arts numériques

Le futur de la télévision se joue ailleurs, dans les fabriques créatives qui explorent le paradigme encore émergent des contenus numériques : interactivité, réalité virtuelle, réalité augmentée, transmédia, contenus participatifs et génératifs, systèmes comportementaux, etc., dont la partie immergée la plus visible est aujourd’hui le champ du jeu vidéo ou du e-sport. Mais l’étendue réelle des recherches en cours est si vaste, notamment avec le champ des arts numériques, que bientôt l’iceberg va se retourner. Partout dans le monde les signaux faibles convergent vers un renouveau culturel sans précédent.

La communication, le marketing, et plus globalement la création de contenu cherchent à s’adapter aux nouvelles attentes et aux usages des générations connectées qui, élevées aux biberons du jeu vidéo, du smartphone et des réseaux sociaux, cherchent des formes plus expérientielles, ludiques, contributives et collectives.

S’émanciper de la culture dominante

Depuis plus de trente ans, les arts numériques sont pleinement engagés dans ce processus de renouveau : arts visuels, arts plastiques, arts de la scène, littérature, design, etc. Si toutes les formes évoluent avec le numérique, d’autres apparaissent également à la croisée des arts, des sciences et des technologies, et s’affichent en rupture avec les formes traditionnelles. Souvent snobées par la culture dominante, prise dans son rôle de gardien des conventions et des codes qui « font société », cette jeune création exubérante détourne, invente, transgresse et explore sans limite les mutations de son époque, avec les outils de son temps.

Tout comme les impressionnistes en le leur, les créateurs doivent donc aujourd’hui « faire leur place » pour rendre visible une spectaculaire floraison de nouvelles formes qui s’apprêtent à transformer notre capacité à « être » au monde. Intelligence artificielle, sciences cognitives, datas, technologies empathiques ou immersives sont les nouveaux outils des créateurs, qui dans leurs forges numériques préparent une Renaissance numérique d’une grande intensité.

Ces formes issues des technologies de rupture ont une capacité qu’aucune autre n’a : celle de voir, entendre et interagir, mais aussi de s’adapter et même de se créer en temps réel ! Car à l’ère de l’IA, le message « c’est le medium qui pense », un processus qui vous regarde autant que vous le regardez, et qui génère en flux une expérience émotionnelle unique. La télévision du futur sera un simulateur de réalités fictives, un créateur démiurge, omniscient et attentif.

En marge des grandes entreprises de la tech, une autre voie est possible

Mark Zuckerberg travaille au déploiement planétaire d’un réseau social déjà peuplé de plus de deux milliards d’individus, une « infrastructure sociale globale » édifiée dans une vision géopolitique fondée sur une économie libertarienne. Les géants de la vidéo à la demande lui emboîtent le pas, soucieux eux aussi de tout aspirer sur leur passage. Tout comme les hôtels ou les taxis, la télévision est donc condamnée à disparaître ou à se réinventer, mais elle devra choisir son modèle. La télévision publique, quant à elle, peut redonner du sens à son action en participant au développement d’un media innovant et éthique au service du bien commun.

Le défi est de taille et le temps est compté. Chaque époque a vu l’arrivée de nouvelles formes soutenues par les mécènes ou la sphère publique. Arts plastiques, musique, spectacle, cinéma, télévision ou jeu vidéo en ont bénéficié. L’avenir des médias qui vont investir nos foyers, transformer nos représentations et nos espaces sociaux, est entièrement aux mains des grandes compagnies numériques qui formatent une création de masse pour engranger plus de profit. Il est encore temps de prendre la mesure de cet enjeu de société et de donner aux forces créatives les moyens d’investir le renouveau culturel. Les arts numériques et les médias, et tout particulièrement la télévision publique, ont tout intérêt à faire alliance et agir de concert pour relever ce défi : prendre ensemble le risque des explorateurs de nouveaux mondes, au service du bien commun.

 

Photo de Une de JESHOOTS.COM via Unsplash