Propos recueillis par Eric Scherer et Barbara Chazelle, France Télévisions, MediaLab
Inutile de s’opposer au développement des technologies. Mais il est possible d’infléchir les trajectoires qu’elles prennent. Consulteur auprès du Saint-Siège pour les questions de médias et de technologies, c’est dans cette perspective que le Père Eric Salobir est devenu le président d'OPTIC, un réseau international d'étude et d'innovation dédié aux enjeux éthiques des technologies de rupture.
A l’heure où les plateformes font face à de nombreux scandales (irresponsabilité face aux données personnelles, fake news…) et où l’on ne perçoit que mal les impacts de l’omniprésence d’intelligences artificielles, un temps d’analyse et de dialogue est nécessaire. Si l’on pense que la technologie influence nos sociétés, quelle société souhaitons-nous alors voir se dessiner ? Comment poser les bases d’un nouveau contrat social mondial ?
Eric Salobir
PRENDRE CONSCIENCE DU POUVOIR DE LA TECHNOLOGIE
OUTIL NEUTRE…
La technologie fascine et/ou fait peur. Elle est intégrée dans notre quotidien, et alors qu’elle devient de plus en plus invisible, se pose la question de déterminer son influence réelle sur nos vies et sur nos sociétés.
Une première approche est de ne voir en elle qu’un outil neutre. Une conception trop simpliste pour le Père Salobir :
« Le bien et le mal résident dans le cœur de l'Homme, pas dans la technologie. Pour autant, cela ne signifie pas que la technologie est neutre, même si elle est multi-usages. Une technologie est porteuse d'une intentionnalité et à mon avis, plus la technologie est complexe, plus la charge d'intentionnalité est forte », explique-t-il.
Il rejoint Philippe Breton en affirmant que « la technologie est une production de la société aux deux sens du génitif ». D’un côté, elle est produite par la société et porte toutes les caractéristiques de cette société dans sa conception. Par exemple, contrairement à une idée reçue, la course aux likes ou aux followers n’a pas été inventée par les plateformes sociales.
« Le désir de gratification instantanée n’est pas apparu avec Facebook. Andy Warhol parlait déjà du « quart d'heure de gloire ». La tentation d'être populaire plutôt que d'être aimé, le fait de privilégier une multitude de liens faibles à un plus petit nombre de liens forts, était déjà identifié dans les années 1970-1980 comme une tendance montante », rappelle E. Salobir.
L’autre « sens du génitif », c’est que les technologies produisent aussi une forme de société dans la façon dont on les met en œuvre et dont on les utilise. Il y a ainsi un effet retour qu’il faut prendre en compte.
… OU DIVINITÉ TRANSCENDANTE ?
L’approche opposée place la technologie au rang de quasi divinité. Le champ lexical est de plus en plus empreint de spiritualité et l’on parle désormais de « néo-animisme », « d’intelligence transcendante » ou d’une « nouvelle religion ». Le Père Salobir met en garde contre une approche idolâtrique de la technologie. Mettre un « totem au centre du village » est une tentation vieille comme le monde que l’on a vu dans toutes les cultures.
« L’Humanité est constamment en train d'essayer de gérer le fait d’être des individus à l'imagination infinie et à la puissance finie. Nous essayons de contourner ce problème via la technologie. Mais il y a un danger à se laisser convaincre qu’elle nous sauvera : ces nouveaux types de religiosité autour des technologies ont comme point commun de déresponsabiliser les gens et de dire « ce n'est pas vous, c'est la technologie qui va le gérer. »
Elle ne nous sauvera ni ne supplantera l’Humain. Le consulteur auprès du Vatican s’oppose à une « forme de réductionnisme » qui laisse penser que dans l'Humain tout n'est qu'interaction électrique.
« Cette approche ne fait pas justice à la richesse du fonctionnement de l'Humain. Il existe une mémoire du corps. Réduire la réalité à la seule matière, c’est nier la complexité du psychique. Si nous ne devenons qu’une boîte qui transporte un esprit, l’Humain perd son statut d’Humain. »
NECESSITE DE REFONDER UN CONTRAT SOCIAL. MAIS A QUELLE ECHELLE ?
Plutôt que de se demander ce que va produire la technologie sur la société, le président d’OPTIC nous encourage à se demander quelle société nous voulons et de là, créer la technologie qui le permet.
« On fait beaucoup de technologies pour les utilisateurs et pour les clients. Moi ce qui m'intéresse ce sont les technologies pour les Humains. »
Or l’Humain est un être social et le Père Salobir regrette que les technologies soient trop souvent envisagées de manière personnelle, pour ne pas dire égoïste. Il ne s’agit pas uniquement d’améliorer son confort, son bien-être personnel, ou même sa sécurité mais d’appréhender la manière dont la technologie change notre relation au monde, notre vivre ensemble.
Crédit photo : Nina Strehl
Il nous faut donc faire des choix, mais des choix au nom de quoi ? Les nouvelles technologies, celles qui reposent notamment sur l’utilisation de données, ne fonctionnent vraiment bien que si elles franchissent le cap du milliard d’utilisateurs, dans le monde entier. Mais faire société en Chine, en Europe ou aux Etats-Unis, ce n’est finalement pas la même chose.
Si les frontières tendent à s’estomper avec la multiplication de communautés qui se forment autour de centres d’intérêts, « faire société » dans ce nouveau paradigme n’est pas plus simple.
« Il est vrai que de nouvelles formes d'appartenance se créent mais ce sont souvent des appartenances reçues, donc plus fragiles, auxquelles on s'autorise à renoncer dès qu'on change d'avis. Nous sommes dans une société de la fragmentation, qui commence à l’échelle de l’individu qui a de plus en plus de mal à se concentrer sur une seule chose. Et cette société de la fragmentation, il faut la penser pour l'accompagner. »
D’autant plus que la crise de confiance qui a déjà touché un certain nombre d’institutions (Eglise, médias, gouvernements…) pourrait bien continuer de s’accentuer. La Blockchain illustre bien cette tendance : le contrat social est remplacé par une multitude de « smart contracts » qui ne sont garantis que par un algorithme. Un « smart contract » ne nécessite donc plus que l'on se fasse confiance, la confiance se déplace dans la technologie. Là encore, cela nécessite d’être questionné.
Difficile donc de trouver à quelle échelle un nouveau contrat social pourrait émerger. Pour le Père Salobir, il faut se demander si « une technologie, dans son emploi, nous humanise ou nous déshumanise. » En d’autres termes, comment une technologie modifie notre rapport à la réalité.
« Il est urgent de mener une réflexion approfondie et concertée sur l'impact réel des technologies pour nous aider à en tirer collectivement le meilleur fruit, pour faire en sorte que les technologies soient bénéficiaires. Je n’irai pas jusqu’à dire pour le bien commun parce que quand une entreprise lance une technologie, c'est avant tout pour vendre un produit, mais au moins en accord avec le bien commun. »
DEFINIR UNE ETHIQUE, UNE RESPONSABILITE A PARTAGER
Pour créer une éthique applicable au niveau mondial, il faut avoir une vue d’ensemble. Et cela n’est possible que par une approche interdisciplinaire et transversale entre les sciences humaines, les développeurs de technologies, des régulateurs et représentants de la puissance publique et la société civile, dans un contexte où il est possible de mener une réflexion sereine.
« En créant OPTIC, nous avons voulu proposer des plateformes de dialogue qui fonctionnent en réseaux. Et « off record » pour que chaque acteur puisse s’exprimer selon ses compétences sans avoir à se conformer à un discours corporate », explique son président.
La responsabilité de la définition et de l’application de cette éthique doit être partagée par tous. Une entreprise ne peut pas décider seule de ce qu'est le bien ou le mal, ce qu'est le vrai ou le faux.
Qu’elles soient motivées par le profit et/ou leur réputation, ou qu’elles aient une réelle volonté de bien faire, des entreprises commencent à prendre au sérieux le sujet et demandent de l’aide pour innover de manière éthique, en amont des projets. C’est l’enjeu de « l’éthique by design » : créer des technologies qui, non seulement ne vont pas faire de mal, mais vont apporter quelque chose qui fait grandir l'entreprise, l'économie et la société.
« Souvent, la technologie la plus disruptive n'est pas la technologie la plus high tech mais celle qui fait une proposition radicalement différente. Il y a de la rentabilité à offrir une solution », conclut le Père Salobir.
Image de Une de Mario Purisic via Unsplash