Par Kati Bremme, France Télévisions, Direction de l’Innovation
« Les ordinateurs sont inutiles. Il ne vous donnent que des réponses. » Voilà ce que pensait Pablo Picasso des machines. De l’automate humanoïde de Leonardo da Vinci au logiciel qui crée « The Next Rembrandt », l’art a fait un long chemin pour passer des simples « machines à créer » à des logiciels autonomes de création complexes, une évolution retracée dans l’exposition « Artistes & Robots » au Grand Palais.*
Lorsque l’écrivain tchèque Karel Čapek évoque pour la première fois en 1921 le mot « robot », il s’agit déjà de machines capables d’effectuer toutes les tâches à la place des humains, mais dénuées d’autonomie. Aujourd’hui, grâce aux réseaux neuronaux et au deep learning, les machines sont capables d’effectuer des calculs de plus en plus complexes. Mais 148 millions de pixels et 168 263 fragments de travaux de Rembrandt assemblés dans une nouvelle peinture constituent-ils une œuvre d’art ? L’IA possède-t-elle vraiment un cerveau droit ? Il y a finalement un véritable oxymore dans l’idée de « machine à créer », car il n’y a rien de plus éloigné que la chose programmée et le fruit de l’heureux hasard du génie créateur. Peut-on réconcilier ces deux extrêmes ?
De la créativité artistique
Le psychologue Mihaly Csikszentmihalyi définit la créativité comme « une forme d’activité mentale, une vision qui se produit dans l’esprit de certaines personnes spéciales ». La créativité n’est bien sûr pas réservée à l’art. On pourrait même en distinguer deux types : une créativité « artistique », basée sur la personnalité de l’artiste et son inspiration, avec l’objectif de susciter l’émotion et/ou la réflexion du spectateur ; et une créativité « technique », basée plutôt sur la logique, la pensée créative, le design commercial et le marketing, destinée à créer un objet utile. Chacune innove en bousculant les conventions établies. C’est d’ailleurs l’autre ingrédient essentiel de la créativité : les gens sont créatifs parce qu’ils comprennent les propriétés des objets et peuvent donc les détourner pour casser les codes. De la même façon, les machines ont besoin d’acquérir la connaissance de l’existant pour être capables ensuite de le dépasser.
Des « robots à créer » à une nouvelle définition de la création
L’art cinétique des années 1950 est le premier à intégrer des robots dans la composition artistique, mais ceux-ci sont à l’époque encore de simples « machines à créer » qui se limitent à reproduire le geste artistique. En 1956, inspiré par les surréalistes, Nicolas Schöffer réalise CYSP 1, la première sculpture cybernétique de l'histoire de l'art. Autonome, elle est dotée d'un cerveau électronique et son créateur explique déjà : « Désormais, l'artiste ne crée plus une œuvre, il crée la création. » Mais comment concilier froideur des machines et émotion ?
Une immersion augmentée grâce aux machines
La réponse se trouve, entre autres, dans les créations de Miguel Chevalier, pionnier français de l’art numérique depuis 1978, qui dessine dans « Extra-Natural » une nature numérique grâce à des algorithmes interagissant avec le public. Un univers poétique tout sauf froid qui immerge le spectateur dans une œuvre d’art complète alliant image, son et mouvement. L’œuvre d’art se construit alors de plus en plus par la perception, en naissant devant le spectateur, dans une création participative rendue possible par les machines qui épaulent l’artiste dans l’interaction avec le public, et désacralisent, en passant, le geste artistique. L’origine de ces créations relève toujours de l’artiste mais le résultat final lui échappe. Ainsi, la nature même de l'œuvre d’art se trouve modifiée par la capacité de création du robot.
La création, un travail d’équipe
Mais la création artistique n’est jamais l’affaire d’une seule personne : Rodin n’a jamais fait de plâtre de sa vie, Nam June Paik construit ses sculptures avec un ingénieur vidéo et Haruki Murakami ajoute un générique avec tous les noms de ses collaborateurs au dos de ses toiles. La nouvelle œuvre programmée est aussi un travail d’équipe : l’artiste est désormais accompagné de programmateurs et de producteurs techniques. Les progrès de l’IA leur permettent même de programmer des processus autonomes qui créent à leur tour et sont même capables d’imiter le style d’un artiste.
Brain (2009), de l’artiste multimédia Pascal Haudressy
Le deep learning pour créer l'oeuvre d’art parfaite
Pour le scientifique Jean-Claude Heudin, c’est justement cette capacité des IA à reproduire le style d’autres artistes qui montre le mieux leur efficacité. Le temps est loin où la programmation des machines était un processus manuel long et chronophage : aujourd’hui, il est facile de nourrir des réseaux de neurones avec des quantités infinies d’informations et des millions d’images accessibles partout en ligne. Le MIT a même réussi dernièrement à créer des œuvres d’art grâce à la combinaison de deux sortes d’apprentissages profonds — l’un sait identifier et répertorier des images, l’autre crée une œuvre qui doit suffisamment correspondre à ces styles pour être acceptée, mais en être assez éloignée pour être considérée comme créatif. Résultat : le public préfère les œuvres créées par l’IA à celles créées par des artistes.
Ces robots qui ont un style — le danger des algorithmes
Le danger, en laissant la création aux machines, ne serait-il pas que ces algorithmes, comme partout ailleurs, enferment le spectateur dans une bulle d’efficacité ? En étant capables de générer une œuvre devant lui, pourquoi ne pas lui proposer alors quelque chose qui correspondrait parfaitement à ses goûts, à son histoire et à ses opinions ? L’IA ne sera-t-elle pas tentée de trouver le dénominateur commun le plus conventionnel ? L’œuvre d’art reflètera alors plus la personnalité du contemplateur que celle de l’artiste. Mais l’art n’est-il pas justement là pour se remettre en question, prendre du recul, sortir de sa zone de confort et se confronter à l’autre pour in fine s’enrichir soi-même, plutôt que de se faire servir ce qui nous correspond déjà et qui est “plaisant” ?
Les robots capables de créer ? Pour le moment, l’IA est capable d’imiter des styles, mais pas d’innover. Ce qu’il lui manque, c’est le contexte, la conscience et la perception : il s’agit encore pour l’instant de systèmes « autistes » enfermés dans le monde des datas. Une IA ne ressent pas, elle est incapable de subjectivité, d’imagination - elle ne remplacera donc pas de si vite l’artiste créateur. Mais elle peut être un formidable partenaire de l’artiste qui combinera sa créativité et sa personnalité aux capacités d’une IA jamais en panne d’inspiration pour « dessiner le non dessinable et imaginer l’inimaginable » (Michael Hansmeyer).
Comme partout ailleurs, les robots sont en train de s'émanciper grâce aux progrès technologiques, et l’IA a dépassé l’époque du codage « en dur » pour arriver à des approches plus flexibles dans lesquelles des systèmes logiciels apprennent sans cesse de nouvelles représentations des données. Mais l’IA n’est pas (encore) capable de casser ses propres codes, ni ceux du monde.
« Finalement toutes ces œuvres d’art robotique viennent nous rappeler vraiment ce qui compte, dans le geste artistique : c’est l’idée, le concept, qui va créer un système, lequel va créer des œuvres. Il y a toujours, derrière le robot, un homme. Jusqu’à présent... », résume Jérôme Neutres, le commissaire de l’exposition Artistes & Robots.
*L’exposition « Artistes & Robots », au Grand Palais jusqu’au 9 juillet