Par François Fluhr et Lola Kostadinoff, France Télévisions, Prospective et MediaLab
Si on entend souvent parler du “pouvoir des médias”, la façon dont ce pouvoir se manifeste est loin d’être explicite. Yves Citton, professeur de littérature et médias à l’Université Paris 8, est venu au Tank présenter son dernier livre Médiarchie, ce que (nous) font les médias, dans le cadre du cycle de rencontres Aux Sources du Numérique. Au programme, une discussion sur les liens qui unissent pouvoir et médias, et sur la façon dont ces derniers conditionnent notre attention - et par extension déterminent notre manière de faire société.
Yves Citton estime que « s’il faut rendre compte du régime de pouvoir dans lequel nous vivons, parler de démocratie n’est pas réaliste » : pour lui, nous évoluons dans une médiarchie.
Une thèse répandue, dont il estime que nous ne tirons pas toutes les conséquences. Car d’après lui, c’est à partir des circuits de production et de valorisation de l’information que l’on peut comprendre comment un peuple fait confiance ou non à telles ou telles personnes et à telles ou telles idées. Un discours qui pose notamment des questions en matière d’éducation aux médias : alors que l’éducation civique est déjà considérée comme une nécessité démocratique, n’est-il pas aussi essentiel d’éduquer les citoyens aux médias à l’aune de cette notion de médiarchie ? En tout cas, elle pourrait participer à en dessiner les contours.
Le monde selon les médias
Pour Yves Citton, la crise de la post-vérité dissimule une question plus importante, celle du cadrage de l’information et de la pertinence qu’on lui accorde. Il existe une infinité d’informations et les médias ont pour responsabilité d’établir lesquelles sont pertinentes. Or ce rôle intègre une dimension prescriptive. En ayant la charge de sélectionner ce qui sera dit du monde, les médias se retrouvent à porter un jugement discriminant sur la réalité. Ce faisant, ils produisent un cadre informationnel qui détermine quels sont les problèmes les plus importants dans nos sociétés, quels sujets sont dignes d’être traités, etc. - au point de construire une véritable représentation du monde.
“Les médias nous rendent attentifs au monde d’une certaine façon, ils ne reflètent pas la réalité, ils la font.” Yves Citton invite ainsi à s'interroger sur le traitement médiatique des faits de société comme le terrorisme : “C’est vrai qu’il y a des terroristes par exemple, le problème ce n’est pas qu’on en parle, c’est qu’on en fasse une obsession médiatique qui alimente une paranoïa générale. »
La marge de manoeuvre qu’ont les médias dans le choix des informations pertinentes reste bien sûr limité. Il ne faut pas oublier que les médias dépendent de leurs audiences, comme le rappelle Yves Citton :
« Ils n’ont aucune valeur par eux-même tant qu’il n’y a pas de l’attention humaine qui leur donne vie. »
En ce sens, une information d’intérêt est aussi une information qui intéresse. Or une fois qu’une représentation du monde s’est imposée dans l’esprit des citoyens, elle finit par se confondre avec leurs attentes : on ne sait plus si le public accorde son attention à tel sujet parce qu’il a été habitué à voir les médias le traiter ou si les médias le traitent parce qu’il intéresse le public. Difficile, dans tous les cas, de déconstruire ces schèmes mentaux une fois qu’ils ont été intégrés, y compris pour les médias eux-mêmes, qui risquent dès lors d’être condamnés à perpétuer la représentation du monde qu’ils ont participé à ériger.
L’ère des méta-médias
Yves Citton souligne aussi, la complexification que les médias introduisent dans notre façon de percevoir le monde. Il rappelle ainsi que nous faisons, depuis toujours, appel depuis toujours à des systèmes symboliques qui transforment l’information en signification. Une signification qui n’a fait que se complexifier avec le temps, avec l’apparition des médias écrits puis de la télévision, dont les effets ont mis du temps à être perçus et continuent d’être débattus. Aujourd’hui, c’est le numérique qui bouleverse à son tour notre rapport à l’information et nul ne connaît réellement, par exemple, les effets du smartphone sur notre façon d’envisager l’information.
Dans ce nouvel univers déjà complexe, les médias numériques se distinguent, selon Yves Citton, par une spécificité : celle de simuler l’ensemble des autres médias ce qui fait d’eux des méta-médias.
Autres caractéristiques de ces médias, « leur capacité de diffusion à très grande échelle et à très bas prix, vectrice d’une ubiquité qui diffère des autres médias existants en offrant la possibilité à tout instant d’être présent n’importe où sur Terre. Et la nouveauté la plus troublante dont on ne saisit pas les implications, c’est leur capacité à enregistrer des traces. »
Pour donner un exemple de l’effet que produisent ces médias numériques, Yves Citton analyse les réseaux sociaux à la lumière de la distinction faite par Gabriel Tarde entre la foule et le public : la foule est une source d’attention conjointe, en co-présence, tandis que le public, lui, est attentif à une même chose sans nécessairement être en co-présence. La nouveauté des médias sociaux dans ce paradigme réside dans la création d’une entité hybride qui est à la fois « public », parce qu’on est chacun chez soi, et en même temps « foule », parce qu’on partage l’expérience à travers une co-présence numérique. On perçoit bien à travers cet exemple les complexifications dont sont porteurs ces nouveaux médias dans notre rapport au monde. Or pour éduquer aux médias, il faut commencer par les comprendre.
Vers une rééducation aux médias
Si pour Yves Citton, c’est une bonne idée de protéger l’espace scolaire de la fluidité de l’information via l’interdiction du smartphone, l’auteur de Médiarchie considère néanmoins que l’éducation doit aider les jeunes à utiliser et apprivoiser ces appareils :
« Si le numérique donnes accès à cette information, il faut néanmoins aider chacun à en tirer des significations émancipatrices. »
Pour y parvenir, le chercheur ne fait pas l’apologie d’un idéal critique vis-à-vis des médias. Pour lui, il ne s’agit pas de conquérir une autonomie douteuse à leur égard, mais plutôt de mener une réflexion sur “ce que nous font les médias” : il s’agit avant tout de prendre conscience du phénomène. À ce titre, il mentionne Quentin Julien, un de ses doctorants qui met en place des ateliers d’archéologie des médias dans les écoles pour proposer aux élèves de manipuler d’anciens médias et de comparer leurs potentiels et leurs usages. Une méthode pédagogique qui, d’après Yves Citton, permet notamment aux enfants d’historiciser les médiums et produit des effets remarquables sur la construction de leur rapport aux médias.
Le concept de médiarchie offre un regard neuf sur les médias et leurs effets. Il implique une prise de recul sur la façon dont se construit notre vision du monde et ajoute à l'esprit critique démocratique, une posture réflexive que l'éducation aux médias devrait s'efforcer de transmettre.