Par Esko Kilpi, expert finlandais du futur du travail, directeur exécutif de l'Esko Kilpi Company. Billet invité
Le travail intellectuel est un travail créatif mené dans l’interaction avec nos pairs. Contrairement aux processus répétitifs que nous connaissons si bien et pour lesquels les inputs sont connus de façon prévisible et structurée, les inputs et les outputs du travail intellectuel sont 1/ la définition de problèmes et 2/ l’exploration de solutions. Il n’y existe donc aucun enchaînement de tâches prédéterminées qui, une fois réalisées, puissent garantir le succès. Le travail intellectuel relève ainsi de la diversité et du contingent plutôt que de la prévisibilité et de la routine.
Le travail ressemble à l’artisanat ou même à l’art !
Les sociétés européennes ont toujours tenu pour acquis que la transmission de compétences se ferait de génération en génération : le développement d’un talent d’artiste ou d’artisan se faisait par les enseignements des maîtres précédents. On pourrait penser que ce paradigme a disparu avec la société industrielle, mais ce serait faux : l’avenir du travail pourrait bien revenir aux fondamentaux même de l’histoire du travail, et ce grâce à nos nouvelles technologies.
Depuis la révolution industrielle du XVIIIe siècle, les machines ont été perçues comme une menace pour les travailleurs. Une menace qui se manifestait jusqu’alors sous une forme physique : l’humain se fatigue, la machine jamais. La machine est rapide, l’humain l’est rarement, et elle ne se plaint jamais des longues journées de travail ou des faibles salaires.
Les machines d’aujourd’hui, ce sont les ordinateurs – mais il s’agit de machines d’un genre totalement nouveau, qui suivent une logique très différente de celle des machines industrielles et travaillent plutôt comme des artisans.
Le système industriel, qui prévaut encore de nos jours, est basé sur la production de masse et les économies d’échelle : plus les produits sont identiques, plus ils sont faciles à produire. La fabrication numérique assistée par ordinateur fonctionne différemment. Elle ne requiert aucun moule et ne nécessite donc pas de répéter une même forme indéfiniment. Chaque pièce peut-être unique, telle une œuvre d’art. Là où les problématiques d’espace et de quantité dominaient le monde industriel, aujourd’hui, un petit atelier ou un studio peuvent concurrencer une grande usine. La production ne se résume plus à une question de volume.
L’émergence d’une économie sans échelle, une économie à taille humaine
Dans ce nouvel environnement, le plus grand défi pour un travailleur est de penser en artiste tout en exploitant les possibilités des nouvelles technologies. L’artiste devient un symbole d’humanité et la personnalisation devient une nouvelle valeur. Il ne s’agit pas d’un jeu à somme nulle entre des hommes faillibles et des machines parfaites, ni de machines qui prendraient la relève de l’humain – mais, plutôt, de machines qui explorent de nouvelles voies et ouvrent de nouvelles possibilités.
Les changements sociaux qui en résultent sont colossaux. La machine change notre façon d’envisager les compétences et l’apprentissage : alors qu’auparavant, les compétences s’enseignaient toujours par la pratique, les algorithmes d’apprentissage des machines contemporaines peuvent désormais apprendre extrêmement vite par l’expérience, car le code s’enrichit par rétroaction au contact de la donnée (data feedback). Le risque ici serait que nous laissions les machines assurer l’apprentissage sans y participer, auquel cas nous pourrions devenir les consommateurs passifs d’intelligences artificielles dont les capacités ne cessent de s’étendre.
C’est la raison pour laquelle l’apprentissage doit évoluer : il ne s’agit plus de commencer par se former pour ensuite trouver un travail correspondant, mais bien de travailler d’abord, pour trouver par la suite les enseignements qui nous correspondent. Que les nouvelles technologies privent leurs utilisateurs de formations pratiques serait un désastre.
Le futur du travail que dessinent ces nouvelles technologies, c’est celui de « l’Homo Faber » : un homme qui sera son propre créateur, qui se réalisera à travers les gestes du quotidien. Le travail permet d’écrire une histoire dans laquelle chaque projet est un chapitre de vie qui s’additionne aux autres et de ce point de vue, chacun pourra constater que sa vie est plus qu’une série aléatoire de jobs déconnectés – y compris pour les petits boulots rémunérés à la tâche. Ce récit structurant est parfois appelé passion ou vocation, au sens d’une accumulation progressive de compétences qui s’accompagne d’une conviction toujours plus forte que l’on fait ce pour quoi l’on est fait.
Nous avons grandi dans l’idée que plus nous sommes bons dans un domaine, plus nous sommes uniques… pourtant, l’aptitude à faire correctement son travail est partagée de façon égale entre les êtres humains. Nous n’allons jamais faire exactement les mêmes choses, il ne devrait donc pas y avoir un modèle unique d’éducation dispensé à tous. Le travail devient de plus en plus situationnel, il dépend du contexte. C’est pourquoi la motivation et la capacité à donner du sens à ce que l’on fait sont appelées à devenir bien plus importantes que le talent.
Les recherches récentes soulignent le rôle des émotions et de l’empathie dans l’entreprise, ainsi que l’importance de l’apprentissage et de la culture. Ces phénomènes relèvent davantage de l’éthique et de l’esthétique que du rationnel et du quantifiable. Une preuve supplémentaire que l’art et l’artisanat, fers de lance de la culture européenne, constituent des outils de compréhension et de développement du travail post-industriel.
La fierté que l’on éprouve lorsque l’on réalise un travail d’art ou d’artisanat constitue la meilleure récompense qui soit. Le siècle des Lumières voyait dans chaque individu la capacité à produire un travail de qualité – nous avons aujourd’hui les outils intellectuels pour penser une nouvelle conception du travail, voire la renaissance d’un travail qui met l’humain au centre, et ce pour chacun d’entre nous.
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