Par Alexandra Yeh et François Fluhr, France Télévisions
Il est une règle d’or que chacun se doit de connaître dans le monde des médias et de la communication : à chaque époque son format. Ou plutôt, vu la vitesse à laquelle les modes passent et tendances s’enchaînent, à chaque saison son format.
Il y a eu Snapchat et ses stories de 10 secondes. Il y a eu le live streaming et le pivot massif des médias vers la vidéo. Aujourd’hui, il y a le podcast, format audio né de la contraction des mots "iPod" et "broadcast".
Un contenu audio qui propose des émissions de débats, des interviews, des fictions sonores - bref, tous les genres que l’on peut déjà écouter depuis près d’un siècle sur nos bons vieux postes de radio ? Rien de bien révolutionnaire a priori... à ceci près que le podcast désigne non seulement l’écoute délinéarisée d’émissions radiophoniques classiques, mais aussi un format plus récent, qui émerge depuis quelques années en France et connaît aujourd’hui un véritable boom : le podcast natif. Il s’agit de contenus audio produits directement pour une écoute délinéarisée, disponibles sur le web plutôt que sur les ondes hertziennes.
Ces podcasts natifs, produits par des créateurs indépendants (Nouvelle Ecole, Change ma vie, Crème de la crème...) ou des studios dédiés (Qualiter, Binge Audio, RadioKawa, Boxsons…), connaissent une croissance exponentielle - au point qu’il devient difficile de s’y retrouver dans la profusion de contenus disponibles. Nous arrivons aujourd’hui à un point de bascule où le podcast pourra décoller et se constituer en une industrie plus structurée ; ou bien conserver le statut quelque peu “artisanal” qui le caractérise pour l’instant et rester ancré dans les usages de quelques initiés.
Un format de niche
Contrairement à la radio broadcast, le podcast n’est pas né avec une ambition fédératrice. Il s’adresse à l’individu plutôt qu'à la foule et s'attache à construire un rapport intime et spécifique, le tout dans une démarche d’écoute à la demande. 52% des Français déclarent ainsi consommer ou préférer consommer seuls les podcasts. Un chiffre qui explique que la plupart des podcasts natifs choisissent de traiter des sujets de niche, comme l’explique Julien Neuville, invité au Tank media pour parler du studio Nouvelles Écoutes qu'il a confondé : évoquant “un marché drivé par le concept”, il cite en exemples des podcasts comme Stockholm Sardou, “le podcast des captifs de Michel Sardou” dédié à la célèbre figure de la variété française, ou encore Parle à mon Luc, qui s’intéresse exclusivement au cinéma de Luc Besson.
C'est là l'une des spécificités du paysage actuel du podcast français : les sujets sont pointus ou tout du moins limités à des communautés d’intérêt restreintes - ce qui tend à faire du podcast un contenu réservé aux initiés. D’autant que son accès demande un véritable effort, pour ne pas dire un parcours du combattant, comme l’explique Julien Neuville :
« Il y a un nombre d’étapes considérable avant d'accéder à un podcast : télécharger une appli si vous ne l’avez pas, rechercher le contenu, le télécharger, s’abonner pour être tenu au courant… En tant que studio, on crée donc le contenu pour des gens qui vont venir le chercher et l’aimer. »
En d'autres termes, on ne tombe pas par hasard sur un podcast comme on tomberait par hasard sur un programme radio. Une barrière à l’entrée importante, mais qui présente l'avantage de garantir un public fortement engagé et fidèle sur la durée. Avec un enjeu pour les éditeurs : réussir à créer ce lien intime et durable entre le contenu et son auditeur. Car loin du grand rendez-vous populaire des Grosses Têtes ou du jeu des 1000 €, le podcast natif se structure aujourd’hui autour d’une galaxie de communautés de niches, composées d’individus autonomes dans leur mode de consommation des contenus. Il s’agit donc pour les producteurs de podcasts, studios en tête, de construire une habitude chez leurs auditeurs, avec une dynamique qui s’inscrit sur la durée, sur le long cours.
Un constat qui pousse les éditeurs à rivaliser d’efforts pour développer des marques aux identités fortes afin de capter le public. Signature sonore, harmonie graphique, ton bien identifié : autant d’artefacts qui leur permettent de se positionner et de se distinguer de leurs concurrents du reste de l'offre dans un paysage qui se fait de plus en plus concurrentiel. Et ça marche : beaucoup de créateurs sont parvenus à nouer un vrai lien de proximité avec leurs auditeurs, et on voit parfois même émerger une culture propre avec ses références communes et ses private jokes - comme c'est le cas pour le studio Qualiter et son podcast Studio 404, qui a réussi à fédérer au fil des années une communauté de fidèles qui se réunit désormais sur un forum de discussion et à l'occasion de rencontres IRL.
404 fait sa réunion de rédaction sur Discord en live ici, avec vous ?https://t.co/OUcOcjSkU8
— Studio 404 (@studio404) 8 juin 2018
Sujets de niche, marché d'habitude, références parfois obscures pour les non initiés : difficile, dans ce contexte, de toucher un large public. Pour se démocratiser, le podcast va devoir trouver un moyen d’abaisser ces barrières à l’entrée, notamment en remédiant à l’obstacle majeur qui se dresse devant lui aujourd’hui : le sujet de la découvrabilité des contenus.
La critique et la recommandation pour faire décoller le podcast
L’émergence d’un nouveau format culturel va bien souvent de pair avec la construction d’un champ réflexif de la critique et de la recommandation qui lui est propre. Ce fut le cas pour la série, aujourd’hui bien installée dans nos usages et qui a vu naître toute une littérature spécialisée, des émissions télévisées et radiophoniques autour de l’actualité sérielle, des blogs, et même… des podcasts de critiques de séries.
Le podcast justement n’échappe pas à la règle, et la poussée de croissance qu’il a connue ces deux dernières années s’est naturellement accompagnée de la naissance d’un registre critique autour de ce format.
On a ainsi vu apparaître, dans une démarche très méta, des podcasts sur les podcasts (Podcastore, Podcastorama), mais aussi des sites dédiés (Radiotips, Les Moissonores, Podcasteo), ou encore des newsletters (Podcasts 101, la newsletter de Louie Media…). Le podcast, un épiphènomène qui s’auto-alimente ? Le jugement serait peut-être hâtif, mais il est frappant tout de même de constater que ce sont d’abord les acteurs mêmes de l’industrie du podcast (qu’ils soient producteurs ou simples consommateurs) qui en ont endossé le rôle de critiques. Avec à la clé, des critiques et des recommandations éclairantes et documentées - car provenant d’experts du sujet - qui poussent le podcast à une vertueuse exigence de qualité… mais qui risquent aussi de l’enfermer dans une discussion en vase clos qui pourrait peiner à se propager au-delà des cercles d’initiés.
Il faut toutefois reconnaître que le format commence à conquérir les médias traditionnels, condition sine qua non d’une éventuelle démocratisation. Les pages radio de Télérama font désormais la part belle à la critique de podcasts natifs, et partout dans la presse nationale, des dizaines d’articles ont été écrits ces derniers mois pour tenter de décrypter le boom de ce format.
N’oublions pas non plus le pouvoir prescriptif des influenceurs, graal de la recommandation sociale à l’heure d’Instagram et de YouTube. Preuve que le format se démocratise, le podcast fait de plus en plus d’apparitions dans des vidéos “favoris du mois” (format bien connu où des Youtubeu-r-ses présentent les objets et contenus qu’ils ont appréciés durant le mois) ou font même l’objet de vidéos dédiées de vidéastes plutôt positionnés d'habitude sur des sujets plus "lifestyle". Leurs centaines de milliers d’abonnés en font des porte-paroles précieux pour le podcast, et il y a fort à parier qu’un podcast recommandé par des influenceurs se fraiera plus facilement un chemin jusqu’aux oreilles du grand public.
Enfin, de nouveaux acteurs esquissent les contours d’un modèle alternatif de recommandation, comme Hack the Radio qui propose une forme d'éditorialisation inédite des podcasts à travers la création de playlists thématiques réunissant des sons à l’unité sur des sujets aussi divers que les robots, l’amour à l’ère des réseaux sociaux ou encore les dessous de la musique. Carine Fillot, ancienne de Radio France venue présenter chez Zeens ce projet dont elle est l'initiatrice, explique que Hack the Radio cherche d’abord à pallier la pauvreté actuelle de l’indexation des podcasts (en particulier s’agissant de la réécoute d’émissions de radio, souvent intitulées par date de diffusion - du type “émission du lundi 9 juin” - sans aucune mention du sujet traité ou des intervenants).
Selon elle, les playlists thématiques améliorent la découvrabilité des podcasts non seulement en permettant aux auditeurs d’effectuer des recherches par sujet traité plutôt que par éditeur de contenus, mais aussi en effaçant les marques derrière les contenus, et en n’hésitant pas à mêler les podcasts de réécoute de radios publiques et privées aux podcasts natifs de studios et de créateurs indépendants. Un modèle de curation inédit qui pourrait bien apporter un début de réponse à ceux qui déplorent la difficulté à trouver des contenus à écouter.
De la niche au mainstream : réconcilier profanes et initiés
Alors le podcast, buzzword de l'année ou véritable tendance ? En tout cas, les chiffres sont encourageants. Chez Nouvelles Écoutes, on se félicite des 500.000 téléchargements mensuels qui représentent une croissance de… 285% entre janvier 2017 et janvier 2018 ! Et il semblerait bien que ce soit une tendance de fond, comme en témoigne la croissance mensuelle de leur audience, qui flirte avec les 30 %.
Mais il ne faudrait pas non plus conclure hâtivement à une démocratisation massive du format, qui reste encore loin du mainstream. La structure de l’audience demeure en effet très homogène, avec une surreprésentation des CSP+ qui constituent près de la moitié des auditeurs alors qu’ils ne représentent que 30% des internautes. Sans surprise, l’audience des podcasts est plutôt jeune (75% des auditeurs de Binge Audio et Nouvelles Ecoutes ont entre 18 et 34 ans) et urbaine (25% des auditeurs de podcasts sont parisiens).
Des chiffres qui montrent que la conquête du grand public est encore loin d’être réalisée… mais qui posent aussi une question : faudra-t-il, pour sortir le podcast de sa niche, renier ce qui fait sa spécificité aujourd’hui, à savoir ses sujets pointus et ses communautés d'initiés ? Loin d’être nouveau, le débat fait écho à une opposition de longue date que l’on retrouve par exemple dans l’industrie cinématographique avec la construction d’un antagonisme entre « films d’auteurs » et « blockbusters mainstream ». La démocratisation du podcast passera-t-elle forcément par une massification de l’audience et des contenus consensuels ? Pas si sûr : plutôt que de se détourner des sujets de niche, les producteurs pourraient par exemple préférer diversifier les niches elles-mêmes, pour toucher plus de communautés d’intérêts.
Ils pourraient aussi chercher à créer un lien de proximité avec des publics pour l’heure éloignés des cercles habituels d’auditeurs de podcast, comme le fait déjà Nouvelles Ecoutes pour Bouffons, son émission dédiée à la cuisine, qu’elle a choisi de délocaliser pour des enregistrements publics au-delà des murs de la capitale.
On a participé au Championnat de France de Barbecue ! Découvrez les coulisses de prochains épisodes de Bouffons et les mets réalisés par l’équipe de rêve @pharrell_arot x @GuilhemMalissen 👉 https://t.co/BFumqRs2UC
— Bouffons Podcast (@BouffonsNE) 9 juillet 2018
L’expansion et la diversification d’un modèle de niche plutôt que la croissance et la centralisation des audiences autour de quelques podcasts phares pourrait ainsi s’affirmer comme un chemin de démocratisation alternatif à celui qu’ont emprunté la plupart des industries culturelles traditionnelles… Même si bien sûr rien n’est aussi binaire : si l’on regarde du côté de la vidéo en ligne, qui fait désormais partie intégrante des pratiques culturelles du grand public, on constate qu’un modèle de niche cohabite avec des productions phares qui captent des audiences très élevées. L’émergence d’un star-system sur YouTube, centré autour de quelques grands sujets fédérateurs (gaming, mode/beauté, humour), n’a pas empêché des vidéastes amateurs de proposer des contenus sur des sujets plus confidentiels - qui finissent d’ailleurs parfois par devenir de véritables hits, l’exemple phare étant les vidéos d’ASMR qui sont longtemps restées cantonnées à quelques micro-communautés d’aficionados avant d’atteindre une audience plus large.
La démocratisation du podcast pourrait donc se réaliser dans des conditions similaires à celle de la vidéo web. Pour autant, Joël Ronez, de Binge Audio, estime qu’il n’y aura pas de Netflix du podcast car il n’y a pas de marché international du podcast - une absence qui s’explique par d’évidentes raisons à la fois linguistiques et techniques (on n’a pas encore inventé le sous-titrage de l’audio, et traduire le podcast serait dénaturer son essence même). Peut-être pourra-t-il y avoir, en revanche, du podcast sur Netflix - pas au sens strict du terme, mais sous forme d’adaptation, d’inspiration ou même en tant que sujet comme dans la série Alex, Inc. qui raconte l’histoire d’un journaliste reconverti en podcasteur. Plus près de chez nous, la série audio Calls produite par Canal+ prouve l'appétence des grands médias pour les contenus audio et ouvre la porte à la possibilité d’adaptations télévisées du podcast, à l’image du podcast américain S-Town qui devrait bientôt être porté à l’écran.
Reste à surveiller le taux de pénétration des enceintes connectées, dont le marché se développe progressivement en France, et qui pourraient bien rebattre une nouvelle fois les cartes sur le marché de l'audio.
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