Le design thinking au service du journalisme : le cas de The Lily, l'offre numérique du Washington Post dédiée aux femmes

Par Marie Rumignani, doctorante à l’Académie du journalisme et des médias, Université de Neuchâtel. Billet invité

Le design au service du journalisme : c’était le thème du News Impact Summit organisé par le European Journalism Centre avec le soutien de la Google News Initiative à Paris. Un sujet brûlant qui ne cesse de revenir dans les rédactions, sans pour autant que l’on n’en comprenne vraiment ses contours et potentiels, aussi flous que riches.

La journée fut riche en interventions et enseignements, avec notamment David Dieudonné du Google News Lab, la papesse du design thinking Heather Chaplin ou encore la présentation des projets en design interactif d’étudiants de l’Ecole des Gobelins en collaboration avec l’AFP.

Un cas a particulièrement retenu l’attention de l’auditoire : The Lily, une publication digitale de niche du Washington Post dédiée aux femmes. Ou comment une rédaction s’est forgée une ligne éditoriale unique en capitalisant sur ses erreurs et dans une réinvention permanente. Compte-rendu de la présentation.

© News Impact Summit Paris - EJC

« Notre idée est d’être résolument post-moderne ». Pour Amy King, la rédactrice en chef et directrice créative de The Lily, la ligne est on ne peut plus claire : il faut aller là où personne ne les attend. A commencer par disséquer devant plus d’une centaine d’invités les projets qui ont été des échecs cuisants, à l’instar de photos ratées, de titres tapageurs ou encore de sujets à côté de la plaque.

Une séance d’autocritique inédite qui n’est pas vraiment le fruit du hasard ou d’un simple exercice de style, mais un avant-goût de cet esprit « design » qui accompagne The Lily depuis sa création, et qui aujourd’hui est intrinsèquement lié à son ADN éditorial.

 Une rédaction immergée dans le design thinking

Le pari initial était de taille en 2016. Comment créer un média pure player pour les femmes d’aujourd’hui couplé aux exigences éditoriales du Washington Post ? Comment fédérer un maximum de personnes aux origines et aspirations si différentes ? Où peut-on trouver ces publics, si dispersés ? Comment capter leur attention alors que cette dernière est devenue une denrée rare ?

Une longue liste de contraintes et d’exigences éditoriales, techniques et humaines qui traduit une réalité bien plus complexe et mouvante qu’autrefois. Pour The Lily, ces questions ne pouvaient pas être résolues avec des outils et des schémas managériaux classiques. Pour libérer ce potentiel de créativité et de réactivité des équipes, The Lily a mis en place dès ses débuts des processus intimement liés aux concepts du design thinking.

On oublie les longs chemins décisionnels et de développement de projets linéaires et rigides. On expérimente, on mise sur la co-création et la collaboration entre profils parfois opposés mais complémentaires. On affine au fur et à mesure du temps. On dit ce que l’on a aimé et ce que l’on a moins aimé à chaque réunion hebdomadaire. Comme le souligne Amy King, il faut accepter cette part d’imparfait dans les projets pour constamment les améliorer, dans le but de « faire un meilleur job qu’actuellement ».

Le lancement s’est alors fait « en douceur » selon la rédactrice en chef, nécessitant malgré tout plus d’une année pour mettre sur pied le concept, définir les métiers, recruter les profils adaptés et préparer les premiers mockups. Une condition nécessaire souligne Amy King pour « se laisser la possibilité de se développer ».

Une ligne éditoriale forte et centrée sur son public

Pour émerger dans cet écosystème saturé d’informations et de compétiteurs, The Lily s’est fixé deux objectifs fondamentaux à respecter au quotidien.

D’abord, une voix éditoriale unique en se recentrant sur l’essentiel : son public. Pour les équipes de The Lily, l’écoute est constante avec son lectorat féminin urbain pour être au plus près de ses aspirations et de ses attentes. Commentaires sur les réseaux sociaux, mails, veille permanente, organisation d’événements, rencontres physiques avec les lectrices… La panoplie est large. Mais le choix et surtout le traitement des sujets ne doivent pas trahir l’esprit d’exigence et de rigueur de sa maison mère, le Washington Post.

Loin de la caricature de la presse féminine, on y retrouve des articles sur les cellules souches au remplacement d’un juge de la Cour suprême des Etats-Unis ou en passant par le vol de bébés sous Franco. Des histoires touchant particulièrement les femmes, qui ont cependant le potentiel de raisonner auprès de publics bien plus larges.

Construire sa « marque » média, cet autre facteur de réussite

Pour Amy King, ce n’est malheureusement pas suffisant. « Les réseaux sociaux sont des lieux très chargés. Avoir de bonnes histoires est bien, mais il est tout aussi important de pouvoir les montrer ».

The Lily s’est donc fixé comme deuxième objectif de construire une identité de marque reconnaissable instantanément, toutes plateformes confondues. Pour gagner en visibilité, chaque contenu possède son imaginaire très spécifique. Mais il doit suivre des codes élaborés à partir d’une multitude d’expérimentations et de feedbacks venu de l’interne et des lectrices. L’équipe collabore ainsi avec de nombreux illustrateurs, et un directeur artistique a été spécialement embauché pour développer et assurer une certaine cohérence.

« Ce qui marche ? La simplicité, sans trop de chichi, explique la rédactrice en chef. Il y a énormément de couleurs sur les réseaux, mais pas d’identité. On a misé alors sur le noir et blanc, avec des touches de bleu, une couleur opposée au rose traditionnel féminin. Et pour recréer cette sensation de proximité, nous dessinons directement sur les photos. » Et ce qui n’avait pas marché ? « L’utilisation de cadres, trop de couleurs et les grandes icônes ».

Le style rédactionnel est également un élément à ne pas sous-estimer pour construire son identité. « On a regardé comment nos concurrents parlent à leur lectorat. Et on a décidé d’aller à l’envers de ce qui se faisait : pas d’emoji, on bannit les points d’exclamation et l’argot. On évite également certains mots, trop sombres, et nous voulons parler de manière la plus normale possible », explique Amy King.

Utiliser Instagram pour expérimenter

Un site internet, une application, une newsletter primée, des comptes sur les réseaux sociaux à foison. The Lily mise sur une visibilité impactante et 360°, et s’adapte aux contraintes et potentiels de chacune de ces plateformes. Comme développer des visuels spécifiques pour Apple New pour être mieux référencé.

Mais un réseau social remporte l’adhésion de la rédaction, Instagram. « C’est notre plateforme préférée pour expérimenter, admet Amy King. On y développe des projets spécifiques, comme des diaporamas, des stories, des BD. Cela ne demande pas des compétences artistiques et des efforts incroyables, c’est même faisable depuis son téléphone portable. »

Les 10 commandements de The Lily

  1. Vous lancez quelque chose de nouveau ? Montrez ce à quoi cela peut ressembler. Et n’hésitez pas à impliquer dès le début la partie créative, même si la forme changera drastiquement à la fin.
  2. Préparez des directives claires et constantes au niveau du design pour augmenter votre visibilité sur les plateformes.
  3. Centrez-vous sur les choses « qui sont à vous », qui vous distinguent, vous serez reconnus pour cela.
  4. Des journalistes aux éditeurs en passant par les community managers, votre équipe doit comprendre l’importance d’avoir une stratégie visuelle claire.
  5. Instagram, Snapchat, YouTube, etc. sont des plateformes orientées sur l’image. Un directeur artistique doit être un élément important pour diriger votre équipe.
  6. La « voix » de votre Instagram doit être identique à celle de votre newsletter.
  7. Les « vrais » humains reconnaissent vos efforts.
  8. Il n’est pas nécessaire d’être lourdement équipé sur le plan technique pour créer des visuels beaux ou intéressants.
  9. Le public veut se connecter en dehors d’Internet. N’hésitez pas à organiser des événements, développez des objets à la vente pour créer ce lien.
  10. Planifiez des journées hors rédaction pour permettre à l’équipe de se ressourcer.

 

Crédit image : Amy Cavenaile/The Lily - DC Curbed