Enquête : 9 pistes explorées par les médias pour innover

Par Alexandra Yeh, France Télévisions, Direction de l’Innovation

Un an d’enquête auprès d’une cinquantaine de rédactions comptant parmi les plus innovantes du monde : c’est le projet titanesque entrepris par les Danois Per Westergaard (rédacteur en chef et CEO de plusieurs titres de presse régionaux et nationaux) et Søren Schultz Jørgensen (journaliste pour plusieurs médias danois).

Après la publication de leur travail en danois, les auteurs proposent pour Nieman Lab un aperçu des résultats de leur recherche en anglais. Au programme : 9 pistes stratégiques engagées par les rédactions pour sortir de la crise structurelle des médias, retrouver le lien avec leur audience, et proposer un journalisme plus engageant. Nous les avons interviewés pour mieux comprendre leurs conclusions.

Cette enquête est d’abord le résultat d’un parti pris des auteurs : celui de considérer que la crise que traversent aujourd’hui les médias d’information n’est pas seulement la conséquence de modèles économiques devenus obsolètes ou de difficultés d’adaptation aux nouveaux défis technologiques. C’est avant tout une crise structurelle, avancent-ils, qui se manifeste par une désaffection massive des citoyens vis-à-vis des médias. Loin d’être un phénomène passager, le discrédit jeté sur l’industrie médiatique s’inscrit dans une tendance de fond inquiétante qui doit être traitée avec toute l’attention qu’elle mérite, à commencer par une remise en question des fondements même du journalisme.

Pour répondre, Per Westergaard et Søren Schultz Jørgensen ont étudié 54 rédactions à la pointe de l’innovation éditoriale à travers 9 pays de chaque côté de l’Atlantique, avec à la clé 9 pistes à explorer.

Crédit : Ross Findon via Unsplash

3 questions aux auteurs

Parmi les 54 rédactions que vous avez interrogées, qui sont les bons élèves en matière d’innovation ?

Nous avons choisi ces rédactions précisément parce qu’elles sont particulièrement performantes en termes d’innovation et parce qu’elles s’efforcent d’explorer de nouvelles manières de se reconnecter à leur public.

Cependant, elles n’ont pas toutes la même approche : les plus jeunes par exemple, qui se sont créées avec cette idée de repenser le journalisme et d’inventer de nouvelles façons de raconter l’info, la considèrent comme un aspect intrinsèque de leur identité. C’est le cas de la Texas Tribune à Austin, de Geekwire à Seattle ou encore Mediapart en France. Tous ces médias parlent peu d’innovation – ils innovent, tout simplement.

Les médias traditionnels, eux, ont une approche différente : ils doivent innover car ils doivent changer leur façon de faire du journalisme. De ce fait, ils parlent davantage d’innovation, de ce qui doit changer et de la manière de le faire.

KQED, la TV et radio locale de la Bay Area de San Francisco, est un bon exemple  de média qui a réussi à mettre l’innovation au cœur de sa stratégie. La rédaction forme ses membres à comprendre les usages de son audience et à repérer les tendances pour développer de nouveaux formats. Dès qu’un problème survient dans l’entreprise, ou qu’un nouveau produit se prépare, des « déjeuners d’inspiration » et des ateliers sont organisés pour permettre à toute la rédaction de se mettre autour d’une table et d’échanger.

On peut aussi citer le journal régional allemand Braunschweiger Zeitung, qui s’est transformé en « bürgerzeitung » (journal citoyen) en mettant l’engagement des lecteurs et leur participation à des rencontres au centre de son travail journalistique. D’un journal qui peinait à gagner des abonnés il y a 15 ans, le Braunschweiger Zeitung est aujourd’hui devenu l’un des plus performants du paysage de la presse papier allemande.

En France, Le Monde fait figure de modèle en matière d’innovation avec une stratégie consistant à mettre un nouveau produit éditorial sur le marché tous les trois mois. En mauvaise posture il y a une dizaine d’années, le quotidien a réussi à se transformer et a même renforcé les effectifs de journalistes dans sa rédaction. Sa démarche d’innovation n’est bien sûr pas le seul facteur de cette réussite, mais elle a joué un rôle indéniable.

Quelle place la technologie tient-elle dans les 9 pistes d'innovation que vous avez identifiées ?

La technologie ne joue pas un rôle significatif dans notre enquête. Ces dix dernières années, le monde des médias a été obnubilé par le déclin des modèles économiques historiques et la montée des nouvelles technologies. Ce sont des problèmes importants bien sûr, mais de notre côté nous avons choisi de nous concentrer sur le cœur des médias d’information : le journalisme lui-même, car nous pensons que pour redevenir pertinent et retrouver la confiance des citoyens, ce sont les fondements-mêmes du journalisme qui doivent être questionnés et repensés.

Cela étant, la technologie peut évidemment servir le journalisme, à tous les stades : pour collecter les informations, interagir avec le public, renforcer la transparence du travail journalistique ou encore analyser les données de l’audience pour être plus pertinent.

Parmi les 54 rédactions étudiées, avez-vous sélectionné des médias de service public ? Comment analysez-vous leur rapport à l’innovation en comparaison aux médias privés ?

Nous avons étudié DR, l’audiovisuel public danois, pour son approche particulièrement intéressante du journalisme de solutions (l’une des 9 pistes que notre enquête a dégagées). Nous avons aussi travaillé sur la BBC, qui a adopté une démarche d’innovation très dynamique et efficace, ainsi que KQED à San Francisco.

Aurions-nous pu, ou dû, visiter d’autres médias de service public ? Nous en sommes convaincus. Les médias publics sont aussi bons en matière d’innovation que ceux du privé. Mais ils font aussi face aux mêmes défis : ce sont des grosses entreprises aux organisations complexes, qui ont travaillé avec les mêmes process pendant des décennies et qui ont aujourd’hui du mal à affronter le changement. Dans certains pays, c’est même la législation qui les empêche parfois d’être aussi agiles qu’il le faudrait dans l’innovation et l’expérimentation. Bref, les situations du public et du privé sont comparables : de chaque côté, il faut réussir à retrouver de la pertinence et renouer des liens forts avec les citoyens. Et de chaque côté, l’inertie des organisations et l’héritage culturel du journalisme peuvent faire obstacle à l’expérimentation. Mais selon nous, les médias publics ne sont pas moins armés que ceux du privé pour relever le défi de l’innovation.

9 pistes pour insuffler l'innovation dans les rédactions

1De la neutralité à l’identité

Le constat n’est pas nouveau : l’offre d’information est devenue tellement vaste qu’il en devient difficile de s’y retrouver. Alors que les contenus des médias sont de plus en plus dilués à travers les sites, les applications et les plateformes sociales, il est plus que jamais urgent d’affirmer une identité marquée, de s’engager, de revendiquer des valeurs dans lesquels une part du public pourra se reconnaître.

Il s’agit aussi pour les médias, à l’heure où des voix autrefois silencieuses commencent à s’élever dans nos sociétés, de montrer qui ils sont et de quel point de vue – social, démographique, politique, etc. – ils parlent (saluons à ce titre la démarche de Libération qui a récemment publié un article sur l’homogénéité ethnique de sa rédaction).

2De l’omnibus à la niche

Traiter des sujets de niche pour s’adresser à des communautés ciblées : une stratégie largement revendiquée par les médias ces dernières années qui ont bien compris que l’heure n’était plus à l’information de masse, indifférenciée, mais à un ciblage pointu et précis du public. Une stratégie qui peut poser question : forcément loin de fédérer un large public, le média de niche contribue surtout à alimenter l’identité collective d’une communauté déjà homogène.

Mais niche et démocratie ne sont pas antinomiques, selon Westergaard et Jørgensen : des médias comme GeekWire (un site spécialisé dans la tech basé à Seattle) ou Ze.tt (média allemand destiné aux jeunes) montrent selon eux qu’il est possible de concilier information de qualité, utile au débat public, et ciblage de communautés d’intérêt précises.

3De la masse au club

S’il y a un avantage à s’adresser à des communautés, c’est bien celui-ci : il est bien plus susciter leur engagement et même de les convaincre de devenir membres. Le « membership », adhésion en français, c’est le mot qui est sur toutes les lèvres dans les rédactions.

Qu’il s’agisse de demander des dons ponctuels ou réguliers ou d’organiser des espaces d’échanges et de débats réservés aux membres, la démarche est la même : alimenter l’esprit communautaire en les faisant participer activement à la vie du média. Mediapart et l’Espagnol El Diario ont été pionniers, suivis depuis par d’autres titres comme le prestigieux New York Times ou encore le News Revenue Hub.

4De l’encre à la sueur

Pour aller plus loin et engager leur audience IRL, de plus en plus de médias se lancent aujourd’hui dans l’événementiel en organisant des conférences, des festivals ou même des pièces de théâtre autour de leurs contenus.

Le Monde fait à ce titre figure de modèle avec son festival dont la 5ème édition se tiendra en octobre prochain. Autres exemples cités dans l’enquête ; The Texas Tribune, qui organise petits et gros événements tout au long de l’année pour maintenir le lien avec son public, ou encore le Danois Zetland qui s’exporte régulièrement sur les scènes de théâtre copenhaguoises pour des « spectacles journalistiques ».

5De la parole à l’écoute

Des Etats-Unis à l’Europe, les entreprises médiatiques sont partout en train de s’ouvrir – physiquement et aussi dans leur état d'esprit – et d’abandonner progressivement leur statut de forteresse inaccessible pour se rapprocher des citoyens. Une démarche active qui passe par des échanges directs et des rencontres pour écouter leurs avis et leurs doléances, mais aussi par l’analyse des big (et small) data pour mieux comprendre l’audience.

L’enquête cite à ce titre le Braunschweiger Zeitung, un journal allemand qui reste à l’écoute de ses lecteurs en organisant des rencontres avec les communautés locales et en réservant des ressources éditoriales et un espace dans ses colonnes aux échanges avec les lecteurs.

6De la distance à la coopération

Longtemps, les principes d’indépendance et de neutralité du journalisme sont allées de pair avec une obligation de distance – vis-à-vis des entreprises publiques privées, des groupes d’intérêt et même des citoyens.

Ce paradigme est en train de changer : comme le Hollandais De Correspondent, l’Allemand Correctiv ou encore l’Américain ProPublica, de plus en plus de rédactions impliquent directement la société civile dans leur travail, dans une démarche de co-création non seulement avec les citoyens, mais aussi avec les ONG, les institutions publiques et d’autres médias.

7Des plateformes propriétaires aux plateformes extérieures

Devenues incontournables, les plateformes sociales sont aujourd’hui devenues aussi importantes que les plateformes propriétaires des médias dans la stratégie de distribution de leurs contenus. Elles sont aussi très critiquées par les médias, qui dénoncent le siphonage de leurs revenus publicitaires et leur dépendance aux changements arbitraires d’algorithmes.

Mais les réseaux sociaux constituent aussi un formidable vecteur d’engagement et de proximité avec le public, nuancent Westergaard et Jørgensen : en témoigne l’enquête menée sur Twitter par un journaliste du Washington Post sur l’action philanthropique de Donald Trump, qui lui a valu… un prix Pulitzer.

8Du problème à la solution

Journalisme de solution, journalisme constructif… différentes dénominations pour une seule réalité : traiter les sujets sous un angle orienté vers les solutions pour susciter davantage l’engagement de l’audience.

La télévision publique danoise DR pratique ce type de journalisme depuis plusieurs années, et les audiences suivent. Même démarche au Centre du reportage d’investigation de Berkeley, qui intègre un volet dédié aux solutions dans un grand nombre de ses enquêtes.

9Des observateurs aux activistes

Qu’elles soient jeunes ou bien établies, les rédactions sont de plus en plus nombreuses à s’engager pour des causes et à se lancer dans des campagnes d’activisme. Une approche qui peut sembler contradictoire avec la neutralité attendue des journalistes… mais qui a pu faire ses preuves, au Guardian par exemple qui s’était ouvertement engagé contre le Brexit.

Identité de marque, engagement du public, prise de position… Toutes ces pistes stratégiques pointent vers une même direction : celle de médias qui quittent leur tour d’ivoire pour aller à la rencontre de leur audience, renouer avec la réalité du terrain et oser mettre en avant les valeurs qui les animent.

Des enjeux que les 54 rédactions étudiées par Westergaard et Jørgensen ont bien compris, et surtout qu’elles essaient d’aborder avec des réponses innovantes et une démarche ouverte à l’expérimentation. Une vraie prise de conscience semble s’être opérée, autant chez les médias historiques que chez leurs cadets, de la nécessité de repenser les fondements du journalisme – et c’est une bonne nouvelle !

 

 

Crédit image : Andrew Neel on Unsplash