Billet invité originellement publié par Brice Andlauer sur le Social Media Club
Esport, free-to-play, Big Data … dans l’industrie du jeu vidéo, les nouveaux usages et technologies viennent révolutionner le secteur avec une rapidité impressionnante. Avec le développement du mobile comme marqueur principal de ces changements, les modèles économiques, la production, le développement et la relation avec les joueurs sont totalement repensés et chamboulés.
C’est à la fin des années 2000 que tout s’accélère. En 2007, l’arrivée du premier Iphone commercialisé par Apple lance de façon exponentielle la dématérialisation du jeu vidéo. « Ce n’est pas le mobile qui a changé le marché, c’est l’iphone. Apple a tout bouleversé au niveau du consommateur, mais également au niveau de la chaîne de valeur. L’entreprise a démontré que la création d’un magasin de jeux vidéo en ligne pouvait être rentable. Ils ont démocratisé l’achat de jeux sur mobile », expose Emmanuel Forsans (agence française du jeu vidéo).
« Depuis vingt ans, nous assistons à une désintermédiation de la chaîne de valeur. C’est une tendance lente mais irrémédiable. » Laurent Michaud (IDATE Digiword)
Avec un marché mondial estimé à 95 milliards d’euros, dont plus de la moitié se situe sur mobile (téléphones, Smartphones et tablettes uniquement), la dématérialisation s’impose et modifie les modèles de production, aux côtés de la vente physique de jeux en boite. « La fabrication d’un jeu coûte environ 8 euros à l’unité, qu’il faut avancer avant même de l’avoir vendu. C’est un coût important, le fait qu’on puisse s’en passer a profondément modifié l’accès au marché. Aujourd’hui, il n’y a plus besoin d’une avance de fonds importante pour se lancer, ce qui permet à des petits studios de démarrer plus facilement », raconte Emmanuel Forsans (agence française du jeu vidéo), tout en précisant que « la vente physique n’est pas morte pour autant. On continue de la développer et de l’investir. Ce sont plus des pratiques et des modèles qui coexistent aujourd’hui. »
Gratuité et diversification des modèles économiques du jeu vidéo
La dématérialisation a en effet entraîné de nouvelles façons de consommer le jeu vidéo, de plus en plus tournées vers les jeux en réseau, la compétition, le free-to-play, et la demande d’évolution constante des interfaces. Exemple le plus marquant de ces mutations : Fortnite, un jeu créé en 2017, accessible aussi bien sur une console qu’un ordinateur ou un téléphone, avec des univers et possibilités quasi illimités, et constamment mis à jour. On peut y jouer seul, à plusieurs, en réseau et gratuitement. Avec ses 100 millions d’euros de chiffre d’affaires estimés, le jeu explose tous les records précédemment établis, dépassant son principal concurrent PUBG (Player Unknown Battle Ground).
« Aujourd’hui, tout le monde joue. Les joueurs qui étaient des adolescents dans les années 90 sont maintenant des parents et transmettent cela. Ce n’est plus un secteur de niche, c’est un marché qui est devenu transgénérationnel et mature », analyse Anne Devouassoux (Kylotonn). « C’est une vraie culture, avec ses propres codes. Il y a des spectacles, des compétitions, des fans … C’est un phénomène culturel, au même titre que le cinéma ou la musique. Le marché a adopté ce changement là », poursuit Cédric Page (Webedia). Avec un secteur de plus en plus diversifié et en pleine expansion, les sources de revenus deviennent de plus en plus variables pour des éditeurs et des distributeurs de plus en plus amenés à se positionner sur le free-to-play. « Avant en occident, les jeux étaient surtout offline avec un prix unique et une durée limitée. Puis, World of Warcraft est arrivé, en plafonnant à 12,5 millions d’abonnés prêts à payer 15 euros par mois. Aujourd’hui, pour que le joueur reste, on ne peut plus se contenter de faire un jeu. Il faut proposer des nouveaux contenus régulièrement, et pouvoir les exploiter commercialement. On finira par ne même plus parler de mises à jour, il faut réfléchir à des mécaniques de jeu, et à la monétisation de ces mécaniques de jeu », explique Laurent Michaud (IDATE Digiword).
De la vente unique au revenu par utilisateur
De l’achat de skins, Lootbox, ou encore de skills permettant d’augmenter en niveau au sein d’un jeu gratuit, en passant par l’organisation de compétitions e-sport ou la vente de produits dérivés, les enjeux sont élevés pour parvenir à monétiser un jeu gratuit. « On passe d’un modèle de vente unique à un modèle de revenu par utilisateur. Par exemple, les revenus les plus importants d’Electronic Arts viennent de l’achat de joueurs dans le jeu FIFA. C’est le modèle ultime pour un éditeur de jeux. Comme le jeu est gratuit, un maximum de personnes jouent sur un maximum de temps. Et comme les joueurs deviennent fidèles, ils restent et consomment sur la durée, » résume Cédric Page (Webedia). « Pourquoi empêcher un joueur de payer plus s’il est prêt à le faire lorsque l’expérience proposée le satisfait ? La vente physique se confronte à cette limite là, alors que le digital permet de la dépasser. On va proposer des contenus et fonctionnalités additionnels qui vont générer des revenus supplémentaires avec le digital. Au final, pour un jeu, les revenus générés vont dépasser ceux qui n’auraient été générés que par la vente physique », poursuit Anne Devouassoux (Kylotonn).
« Le free-to-play est ce qui permet de toucher le plus de monde. On passe d’une stratégie de vente à une stratégie d’engagement. » Melissa Canseliet (Ubisoft)
La gratuité et le fait de pouvoir jouer en ligne contre d’autres personnes créent en effet des nouvelles logiques commerciales et marketing. « Lorsque les premières communautés sont nées autour de jeux massivement multi-joueurs, on est passé d’un joueur client à un joueur audience, puis l’audience est devenue une communauté », résume Laurent Michaud (IDATE Digiword). Au-delà des opportunités commerciales que peut représenter la gratuité – totale ou partielle – des jeux en ligne, elle impose également de repenser la conception des jeux autrement. L’accessibilité devient un enjeu clé pour capter une audience la plus large possible et fidéliser un maximum de joueurs, dans la lignée des casual games apparus en 2003. Il faut que les jeux soient compréhensibles le plus rapidement possible par le plus grand nombre, tout en satisfaisant différents types de joueurs. « Il y a des joueurs débutants et des experts, qui n’ont pas le même niveau d’expertise sur une compréhension d’interface. Aujourd’hui, il peut parfois y avoir un décalage plus important que par le passé entre le niveau du jeu et le niveau du public, bien plus large et diverse », explique Melissa Canseliet (Ubisoft).
L’e-sport et ses compétitions de plus en plus médiatisées est une illustration intéressante de ces mutations, mais qui ne semble pas déterminante pour autant. « L’Esport ne représente qu’un pour cent du chiffre d’affaires mondial du jeu vidéo aujourd’hui. Les investissements dans l’Esport sont avant tout réalisés pour des raisons marketing », rappelle Cédric Page (Webedia). Les audiences de vidéos streaming liées au jeu vidéo représentent en effet aujourd’hui plus de 500 millions d’utilisateurs, principalement répartis sur Twitch et la nouvelle plateforme de Youtube spécialement dédiée au gaming depuis 2015.
Interaction et implication
Avec un marché aussi divers et fragmenté, répondant à autant d’attentes différentes, comment expliquer que certains jeux s’imposent comme des blockbusters de cinéma ? Avant Fortnite, League of Legends, Candy Crush et World of Warcraft s’étaient eux aussi imposés comme des modèles dominant du marché. Il semble que le dénominateur commun à tous ces jeux à succès soit un niveau d’engagement très élevé chez l’utilisateur. « Très tôt, certains éditeurs ont commencé à dire à leurs joueurs : c’est vous qui connaissez nos jeux le mieux, on va travailler ensemble. Le comportement des joueurs a changé. Avant, ils n’avaient aucun moyen d’être en relation avec les créateurs à l’autre bout de la chaîne. Aujourd’hui un post sur un forum ou un tweet peut suffire à créer ce lien avec les créateurs. Les joueurs posent des questions très précises et attendent des réponses rapides, ils ne se considèrent plus comme simples consommateurs, mais légitimes à être en interaction avec la chaîne. » détaille Anne Devouassoux (Kylotonn).
« Aujourd’hui, ce qui est le plus engageant pour un joueur, ce sont les autres joueurs, la dimension sociale, le fait d’être en compétition avec quelqu’un d’autre. » Emmanuel Forsans (agence française du jeu vidéo)
Cette nouvelle relation entre l’éditeur et le joueur vient donc influencer la chaîne de valeur bien au-delà de la simple fabrication d’un jeu vidéo. En impliquant les joueurs les plus expérimentés dans la conception, en organisant des compétitions Esport, ou en vendant des produits dérivés (bandes dessinées ou même parfois longs métrages), les éditeurs de jeu vidéo transcendent le cadre classique de création de jeux. « C’est la seule industrie à avoir fait un changement aussi radical avec le passé. On sait que le jeu est ubiquitaire, on sait qu’on y accède depuis n’importe quel écran, depuis n’importe quelle expérience. Aujourd’hui, on ne se contente plus de créer un jeu, on crée des univers qui peuvent s’exprimer dans différents médias », analyse Laurent Michaud (IDATE Digiword).
Avec cette tendance à envahir de multiples espaces médiatiques, le marché est-il voué à être dominé par quelques blockbusters comme Fortnite ? Il semble au contraire que plus il se développe, plus il laisse place à des marchés de niche. « Aujourd’hui, parler de jeu vidéo revient à parler d’audiovisuel, c’est à peu près le même terme fourre-tout. Il y aussi bien des jeux offline que des jeux multi-joueurs, des jeux payants sur console que du freetoplay, des grandes multinationales que des studios de trois personnes. Tout cela continue à coexister, » analyse Emmanuel Forsans (agence française du jeu vidéo). Dans ce contexte, certains studios comme Kylotonn avec son éditeur Bigben Interactive font même du marché de niche une cible privilégiée. « Effectivement, dans l’industrie on a quelques exemples de jeux exceptionnels. Mais il y a aussi plein de niches plus ou moins grandes. Il y a de la place pour beaucoup de jeux, que les gros succès n’écrasent pas non plus. On peut être très rentable sur une petite communauté, parce qu’on connaît très bien nos joueurs », raconte Anne Devouassoux. « Aujourd’hui, avec la science que l’on met dans l’analyse des données, on peut maximiser les chances de capter une niche. On peut savoir qui sont les joueurs, comment ils se comportent, et donc savoir comment s’adresser à eux », poursuit Laurent Michaud (IDATE Digiword).
Big data et expérience utilisateur
L’utilisation des données permet en effet de renforcer l’implication des joueurs tant recherchée. En étudiant les données issues des réseaux sociaux spécialisés comme Twitch ou Discord, mais également celles des enquêtes de satisfaction ou émanant directement des jeux, il est possible de concevoir des expériences utilisateurs de plus en plus en adéquation avec les attentes de tous les joueurs. « L’avantage du jeu vidéo par rapport à d’autres médias, c’est qu’on a toutes les informations (âge, sexe, adresse …) dès l’inscription. Puis on peut coupler ces informations avec celles récupérées sur d’autres jeux », explique Emmanuel Forsans (agence française du jeu vidéo). « Avec les données connexion, on peut mieux appréhender les temps de session sur certains jeux, les styles de jeux préférés … Dans le jeu vidéo, l’utilisation de ces informations est très intéressante pour l’expérience utilisateur. Avec le mobile, on peut à la fois enrichir le jeu vidéo et les expériences annexes », poursuit Melissa Canseliet (Ubisoft).
Chez Ubisoft, l’étude des communautés de joueurs pour enrichir l’expérience utilisateur se fait idéalement en amont du développement. Que ce soit avec de la biométrie eyetracking, de l’étude verbale, ou du profiling, la collecte de données diverses permet de rendre l’expérience utilisateur encore plus riche. « Il faut que le jeu soit compréhensible, agréable, accessible et engageant. Pour que le joueur reste impliqué, il faut savoir lui indiquer qu’il y a une valeur à venir, en plus de celle déjà existante », explique Melissa Canseliet (Ubisoft). Selon elle, l’une des recettes pour parvenir à ce résultat se situe dans la multiplication des boucles narratives. « Une boucle narrative correspond à une question à laquelle on doit répondre. Si on développe un modèle similaire à l’intrigue de la série Game of Thrones, on multiplie et on entremêle les boucles narratives, et on crée un intérêt sur toutes ces boucles en même temps. On s’est rendu compte que lorsque les boucles sont trop isolées on a moins d’engagement à la fin de chaque boucle devenue moins intéressante. Alors que plus les boucles sont entremêlées, plus les joueurs sont engagés », raconte Melissa Canseliet (Ubisoft).
Certains jeux s’imposant sur de multiples supports de façon de plus en plus transversale, les récentes innovations dans le secteur permettent d’imaginer un monde où les joueurs les plus expérimentés auraient leur propre avatar, se déplaçant d’un jeu à un autre. Les frontières entre les différentes plateformes, les différents univers et les différents médias, peuvent être amenées à devenir de plus en plus interconnectées.