Par Nathalie Pignard-Cheynel, professeure en journalisme numérique, et Laura Amigo, collaboratrice scientifique, académie du Journalisme et des médias, université de Neuchâtel. Billet invité.
La crise que connaissent les médias est profonde et multiple. Elle est caractérisée par :
- une remise en cause du modèle de diffusion et de son modèle économique,
- l’émergence d’un écosystème informationnel numérique qui dilue le monopole de l’information des médias traditionnels,
- une crise de défiance des citoyens et de certaines élites à l’égard des journalistes et de leurs organisations.
Dans le même temps, les fake news explosent, contribuant à une perte de repères informationnels. Dans ce contexte de déstabilisation, les titres régionaux sont particulièrement touchés ; leur disparition progressive (aux États-Unis notamment) et l’abandon de la couverture de sujets locaux en faveur d’informations plus globales, entraîne des déserts d’information locale et un affaiblissement progressif de la vitalité démocratique. Historiquement, ces titres jouent pourtant un rôle de maintien du lien social, remplissent une fonction miroir essentielle et participent à l’animation des territoires.
Si les réponses à la crise sont incertaines, complexes et diverses, des médias locaux ont pris conscience qu’ils ne pouvaient se contenter de solutions uniquement économiques (passage du gratuit au payant notamment), techniques (implémentation de systèmes ou d’outils pour produire des contenus numériques) et organisationnelles (reconfigurations au sein des rédactions). Leur ambition est d’entreprendre un travail plus profond, convaincus que la disruption, plus que technique, est sociétale et politique (au sens démocratique). Elle implique d’interroger la place des médias dans notre société, mais surtout le rapport qu’ils entretiennent avec leurs publics, la manière dont ils interagissent avec eux et tissent un lien durable et consistant. La figure du lecteur passif est loin ; on réfléchit dorénavant à ses multiples facettes : consommateur d’information (voire client), mais aussi diffuseur, curateur, commentateur et producteur d’information, et plus encore membre de communautés dont il partage les intérêts et les valeurs. Dépassée également la perspective du journalisme participatif, née il y a une quinzaine d’années, et qui a connu une destinée moins prometteuse qu’espérée, en misant sur une participation des internautes similaire au rôle des journalistes. Dans cette quête d’un renouvellement du lien aux publics, l’information locale joue un rôle moteur, renouant avec son rôle de pionnier de la « presse en ligne », il y a plus de vingt ans.
Pistes pour renouer avec le public
Les initiatives de différents pays, émanant de médias traditionnels mais également de pure players, de fondations ou de structures collaboratives, contribuent à repenser le concept d’engagement, galvaudé par les plateformes sociales. Les Américains ont nommé ce mouvement engaged journalism, prolongation contemporaine du public journalism, en vogue dans les années 1980 et 1990, avec l’ambition de favoriser un journalisme plus en phase avec les communautés auxquelles il s’adresse.
Diverses approches sont expérimentées :
1) l’instauration de conversations entre les journalistes et leurs lecteurs, éventuellement par le biais des plateformes sociales. Cette pratique implique un engagement plus fort des journalistes qui doivent opter pour une incarnation voire une personnification de l’information.
2) la création et l’animation de communautés par les journalistes, loin d’une visée purement marketing du community management. Citons le journal Nice Matin qui a conçu un projet de journal numérique à destination des enfants, en s’appuyant sur une communauté dédiée à travers un groupe Facebook.
3) l’organisation d’événements en phase avec des sujets traités par la rédaction. Ainsi, Richland Source, dans l’Ohio, « organise des « baby showers » (fête traditionnelle aux États-Unis pour une naissance à venir) afin de sensibiliser ses lecteurs au thème de la mortalité infantile.
4) l’implication des lecteurs dans la co-création de contenus, le crowdsourcing ou plus simplement la proposition de sujets à traiter. Ainsi, la radio locale WFDD diffuse chaque semaine une émission, Carolina Curious, conçue à partir des questions que se posent ses auditeurs. Citons également le pure player Wausau Pilot and Review, dans le Wisconsin, qui, via son programme Documenters, crée un réseau de citoyens agissant comme un relais de problématiques locales, en couvrant des événements aujourd'hui désertés par les médias.
5) l’explication du travail journalistique, de ses valeurs, de ses méthodes. Les portes des rédactions s’ouvrent sur la cité, et cette pratique s’accompagne souvent d’une propension de la part des journalistes à reconnaître leurs erreurs ou leurs limites, ce qui tend à renforcer leur crédibilité.
6) la mise en place de nouveaux business models, fondés notamment sur le principe du membership, comme le Guardian l’a popularisé.
Déplacer la focale vers les publics implique, pour les médias concernés, une refonte assez substantielle, menée sur la longueur et à plusieurs niveaux interconnectés. Elle suppose de casser les silos et de transcender certaines frontières historiques (par exemple entre le marketing, le pôle des ventes, la régie publicitaire, le service informatique et la rédaction) afin de privilégier des logiques transversales et collaboratives.
Des expériences s’appuient également sur des partenariats entre médias (comme la BBC qui a lancé Local News Partnerships, une initiative avec les médias régionaux de Grande-Bretagne), voire dépassent leur cadre (intégrant des fondations, des associations, des start-ups mais aussi le secteur académique). A l’échelle francophone, le projet LINC (local, innovation, news, communauté), piloté par l’université de Neuchâtel et associant des chercheurs en Suisse, Belgique et France, vise à évaluer si, et comment, des outils et dispositifs numériques peuvent aider les médias locaux à repenser les relations à leurs publics, afin de répondre aux enjeux qui sont les leurs en matière de développement numérique et de renforcement de leur rôle historique de proximité.
Crédit photo de Une : Thor Alvis via Unsplash.