Par Jérôme Cathala, France Télévisions, Directeur des Affaires Internationales
Quand la télévision publique suédoise a lancé l’invitation, tout le monde a compris le message. Fika med SVT (« venez prendre le café avec la SVT »), l’invitation diffusée sur tous les supports (#fikamedsvt) voulait clairement dire : « Nous avons besoin de vous parler, de vous entendre, résume la responsable du projet Christina Johannesson. Nous avons besoin de votre aide ! »
Le fika est une institution sociale en Suède. Avec ses voisins, ses collègues, ses amis, on fait ensemble une pause le matin et l’après-midi dans son activité, au travail ou en famille, et on parle, on refait le monde – et son monde – en buvant du café et en dégustant des kanelbullar (roulés à la canelle).
A la télévision, le trailer assez drôle mettant en scène quelques célébrités maison proposait à tous un fika spécial : « Depuis plus de soixante ans, nous faisons pour vous des reportages d’info, nous vous parlons de sport et de météo. Mais nous voulons faire encore mieux. Nous voulons savoir ce que vous pensez » disaient des journalistes de la SVT. L’idée était simple : envoyer des délégations de deux à trois journalistes, partout dans le pays, pour discuter et partager un temps de fika avec des groupes de volontaires d’une dizaine de personnes. L’objectif : revenir aux fondamentaux, repartir sur le terrain pour prendre le pouls du public, et en tirer des conséquences tant en termes éditoriaux qu’organisationnels.
Dans ce pays où la participation des citoyens est une tradition, cet appel a évidemment été entendu. La SVT a rapidement reçu près de 1500 propositions d’associations de toutes sortes, de groupes de voisins, de familles à venir chez eux. En deux ans, 125 réunions ont été organisées, plus de 1200 personnes rencontrées directement, dans toutes les parties de la Suède, même les moins habitées, dans des clubs sportifs, dans des maisons de retraite, des foyers d’immigrés, des villages de quelques dizaines de personnes.
Sur place, le processus est toujours le même : les journalistes – parfois célèbres comme la présentatrice du plus important JT de la SVT– arrivent avec des paniers de café et de roulés à la cannelle, et s’installent autour de la table, dans le salon familial, au milieu d’un gymnase…
La discussion est organisée autour d’un questionnaire basique en 5 points : qu’est-ce que l’info pour vous ? Comment vous informez-vous ? Combien de fois par jour/semaine/mois vous informez-vous ? Qu’est-ce qu’une bonne information pour vous ? Qu’est-ce que la SVT pourrait faire mieux en matière d’infos ?
Attention : ce n’est pas du marketing !
Pas de filtres, pas de propos réécrits par un institut de sondage ; au cours de ces rencontres, certains mots, certaines phrases ou remarques ont particulièrement frappé les journalistes.
Anna-Sofia Wiren, par exemple. Rédactrice en chef, elle s’est rendue dans la province de Norrbotten, la plus au nord de la Suède, où vivent principalement ceux qui parlent le finnois, une des minorités linguistiques du pays. Durant la discussion, l’une des personnes lui a dit : « Pour moi, la SVT donne une image du monde comme une sorte d’enfer sur terre ! »
Un autre journaliste, responsable de SVT News Online, a posé la question à un groupe d’étudiants en production télévisuelle – tous autour de 25 ans : « Qui a téléchargé notre app SVT News ? » Réponse : « Pas un étudiant. Personne. En fait, ils ne savaient même pas que ça existait… »
Dans d’autres endroits, on a parlé football, immigration, économie, insécurité, etc. Et le travail des journalistes a souvent été salué. D’ailleurs, les Suédois apprécient généralement la SVT : 80% d’entre eux ont une grande ou très grande confiance dans leur télévision publique. Mais cette confiance s’effrite régulièrement. Et de plus en plus de Suédois ne regardent plus la télévision : 15% n’ont plus qu’un contact numérique avec la SVT, par le biais d’une application, d’un réseau social ou par SVT.se. Pour mieux « penser public » comme le dit la DG de la SVT Hanna Stjärnes, il fallait donc renouer un contact direct.
Attention, il ne faut pas s’y tromper : ce n’est pas une opération marketing que la SVT a lancée. C’est une vraie discussion avec son public. Une discussion constructive, qui ne concerne pas que le news, avec la volonté d’écouter, de traiter les sujets et de modifier ses contenus et modalités d’organisation si nécessaire.
Alors, les retours des journalistes de la SVT, les questions, les interpellations, tout ce kaléidoscope d’impressions a donné lieu à un rapport d’observations. La plus récurrente : les personnes rencontrées souhaitent des infos qui reflètent des évènements et des changements po-si-tifs ! Tout ce que n’aiment pas entendre les journalistes... Globalement, les personnes rencontrées demandent des infos permettant d’offrir des solutions aux problèmes (constructive journalism ou journalisme de solutions) ; ils exigent une impartialité et une objectivité ne pouvant être mises en doute ; ils veulent que la SVT reflète plus l’ensemble du pays, et pas uniquement ce qui se passe dans la capitale Stockholm. Et les jeunes demandent que les infos et le sport soient disponibles sur tous les formats et toutes les plateformes, notamment les médias sociaux…
Une liste de courses qui serait sans doute à peu près la même en France (remplacez Stockholm par Paris).
Un outil de management éditorial
Près de 90% des 120 journalistes qui sont allés à la rencontre du public sont revenus convaincus de l’intérêt de la démarche, et conscients qu’il faut poursuivre dans cette voie. Mais surtout, cela a permis une prise de conscience.
Christina Johannesson synthétise de cette façon les changements éditoriaux et organisationnels que Fika med SVT a apporté à la rédaction :
« Cela nous a amené à remettre notre façon de construire nos bulletins d’info en perspective, à comprendre que l’on devait encore améliorer notre offre digitale, à améliorer les rapports entre les équipes de l’info nationale et celles de l’info locale, et globalement à reconstruire les relations avec nos publics. »
Après l’écoute, les transformations
Depuis l’opération Fika med SVT, la télévision publique a augmenté le nombre de ses bureaux locaux de façon à mieux couvrir le pays, dans l’objectif éditorial de « déconcentrer » ses infos. La Suède n’est peuplée que d’un peu plus de 10 millions d’habitants, mais est géographiquement étendue. Cette déconcentration des équipes et de l’approche éditoriale a demandé un véritable effort financier et managérial.
Ayant également fait le constat que l’info numérique estampillée SVT n’était pas assez connue du public jeune, la direction a profondément modifié son organisation. Après avoir été pionnière dans l’intégration de la rédaction tv/numérique, l’équipe « pure numérique » a été de nouveau détachée de celle de la télévision. Et augmentée de plusieurs postes de journalistes – pris chez les confrères de la télé… Le résultat a été rapidement visible. La SVT a en effet pu engager des jeunes data-journalistes qui ont participé aux « Paradise papers » et ont entre autres révélé les turpitudes fiscales du patron des patrons suédois – qui a dû démissionner. Ils ont également réalisé un incroyable travail sur les positions réelles d’un grand nombre de candidats lors des élections de septembre 2018. En comparant leurs positions à celles – officielles – de leurs partis, ils ont mis au jour des contradictions fondamentales et ont créé ainsi une sorte de révélateur politique. Sans parler de la découverte de nombreux robots-influenceurs dans les réseaux sociaux, toujours durant la campagne électorale.
Paraphrasant le président de la République, en août 2018 au Danemark, on pourrait sans doute dire que les Suédois, « peuple luthérien », sont ouverts aux transformations. Et en France ? Le retour vers les téléspectateurs/auditeurs/internautes dans une relation directe et méthodique serait-il imaginable ? En lançant une consultation citoyenne sur l’avenir des radio et télévision publiques, Radio France et France Télévisions ont fait un pas en avant. La SVT, elle, poursuit l’aventure Fika med SVT.