Par Hervé Brusini, France Télévisions, Direction de l’Information
Donald Trump affirme dans un tweet à la fin de 2017 :
« Wow, il y a plus de 90% de fausses informations dans la couverture médiatique de mes activités... D'où mon utilisation des médias sociaux, le seul moyen de faire connaître la vérité. Une grande partie des médias mainstream est devenue une blague. » @foxandfriends
Charles Dickens, dans son roman Les Temps difficiles (1854), fait dire à Thomas Gradgrind, un bourgeois arrogant :
« Maintenant, ce que je veux, ce sont des faits. N’enseignez à ces garçons et ces filles rien d’autre que des faits. Seuls les faits sont recherchés dans la vie. Ne plantez rien d'autre et extirpez tout le reste. »
« Facts only facts »
Ce fut longtemps comme un mantra du journalisme pratiqué aux États-Unis, et bien au-delà. D’ailleurs, chez nous, Beaumarchais avait en quelque sorte précédé l’appel en affirmant que « le commentaire est libre, mais les faits sont sacrés »… Et c’est aujourd’hui outre-Atlantique que le dogme semble remis en cause. Exit les faits, place à leur alternative. « Post-vérité » et même « post-news » seraient les nouveaux terreaux où la démocratie est en passe d’avoir le plus grand mal à s’épanouir. Un combat, inédit dans son ampleur, se livre au quotidien. Les quatre heures du documentaire New-York Times, mission vérité (diffusé par ARTE) sont de ce point de vue, éclairantes. C’est tout un journal qui se voit contraint de rassembler ses forces dans la pratique de l’investigation, seule réponse adaptée « au flot permanent de mensonges proférés par la Maison Blanche » est-il dit. Un souffle digne d’une épopée parcourt ce film. Une séquence laisse sans voix. Après les violences de Charlottesville qui firent un mort le 8 août 2017, avec l’implication de militants néonazis, d’extrême droite et de suprémacistes blancs, 5000 personnes sont venues à Phoenix pour assister à un meeting du nouveau président. Ce public devient sous nos yeux l’un des acteurs du discours de Donald Trump. Un contre-champ montre crûment l’envers du décor éditorial, si l’on ose dire ainsi les choses.
Les fans du président ne regardent plus seulement leur guide, ils tournent la tête vers la cible que leur désigne celui qui parle : « Les médias très malhonnêtes, ces personnes là-bas avec les caméras, ils ne rapportent pas les faits. Tout comme ils n’ont pas dit que je m’étais exprimé clairement contre la violence et la haine à Charlottesville et que j’ai fermement condamné les néonazis, les suprémacistes blancs et le KKK. Dans mon discours, j’ai dit le racisme, c’est le mal. Est-ce qu’ils l’ont dit ?... Vous savez pourquoi ? Parce qu’ils sont vraiment malhonnêtes… Vous êtes les ennemis du peuple… Vous devriez tout remballer, et partir. »
Devant un public chauffé à blanc, et de plus en plus menaçant, plusieurs journalistes plient bagage.
A priori, la scène semble des plus simples. Un pouvoir politique mécontent s’en prend – publiquement, à haute voix, là est l’une des innovations – aux journalistes « qui ne disent pas ce qu’il faut ». Soit. En revanche, l’adhésion, instantanément massive, du public à cette charge est plus étonnante. De toute évidence, elle semble bel et bien enracinée. Comme si les visages grimaçants et hurlants à l’endroit de la presse, renvoyaient à un divorce prononcé de longue date. Aucun doute possible, ce public haïssait les journalistes, surnommés en la circonstance « fake news ». Mais où est donc passée l’époque où un credo national et rassembleur disait « Facts only Facts » ? À croire que les faits d’antan ne seraient plus ceux d’aujourd’hui. Difficile à croire. Car, l’information aime à se présenter comme une donnée intangible, immuable, posée une fois pour toute en place publique. Certains la vénèrent, la protègent, d’autres la critiquent, la conspuent, mais l’information demeure, en soi. Et si après tout, l’information n’était pas faite de ce marbre-là ? Si elle avait évolué, changé de définition ? Si le « fait » d’hier n’était plus au goût du jour ? Le « fait » aurait alors une histoire. À ne pas confondre avec la technologie et ses transformations. Argument que l’on avance sans cesse pour rendre compte des effets du temps sur l’info.
Le « fait » envisagé ici est ce que le journalisme appelait il y a peu « l’événement ». Car c’est bien ce que font les professionnels : ils établissent « le fait » en le constatant par diverses procédures – recoupement, vérification – puis le produisent en tant « qu’événements ». C’est en ce sens qu’ils fabriquent l’information. Certes le mot « événement » semble passé d’âge, mais il a au moins ce mérite de renvoyer au caractère précisément « manufacturé » de l’actualité.
Faits, événements et investigation
Revisiter l’histoire du « fait », de ses procédures et conditions d’existence, et donc de « l’événement », c’est peut-être se donner une possibilité de mieux comprendre la crise que nous traversons, d’apercevoir – qui sait ? – les raisons de la colère. À grands traits, voici une première tentative d’approche. Forcément oublieuse, forcément modeste.
Tout a commencé avec un choc. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, un métier nouveau se dote, chemin faisant, de fondamentaux. Outre-Atlantique et en France naît, se développe et s’industrialise une presse dite « d’information ». Les rotatives ne tardent pas à tourner à plein, cela plaît. Avant elle, le journalisme « d’opinion » représenté en France par le Journal des Débats trônait depuis longtemps sur la politique et le monde des arts. Des querelles restées célèbres en matière théâtrale émaillent la vie publique.
Pour ce journalisme, le « fait », « l’événement », c’est la conviction forte que l’on affiche et défend dans ses idées, dans ses goûts, avec du style, du panache. Jusqu’à l’envie d’en découdre y compris au fil non plus de la plume mais de l’épée. Les signatures de ce journalisme, qui ne portaient pas encore ce nom de journaliste, voient d’un fort mauvais œil l’arrivée de nouveaux « faits », « d’événements » inédits. Comme par exemple, le crime, le fait divers sanglant, narré par le petit reporter. Ils méprisent d’ailleurs ce dernier, le raillent ; mais le public lui, dévore ses écrits. L’affaire du serial killer Troppmann fait vendre comme jamais, pour la plus grande satisfaction du Petit Journal, qui vante à la une en 1869 ses chiffres de tirage.
Un autre nouveau personnage devient le héros des quotidiens, cette fois, le grand reporter. On se passionne pour ses récits de conflit là-bas très loin en Orient. On suit avec avidité la chronique quotidienne d’un tour du monde, où deux journalistes sont en compétition, à défier le record de Phileas Fogg. Le « fait », « l’événement de ce journalisme-là obéit à quelques conditions essentielles : pas de « fait » sans enquête. Il faut arpenter le terrain, faire le tour du commissariat ou de la planète. Il faut voir et témoigner par soi-même. Des femmes comme Ida Tarbell aident à jeter les bases de l’enquête poussée plus loin, l’investigation. Avec ses consœurs et de nombreux collègues masculins, elle dénonce, dans les colonnes du McClure’s Magazine, les injustices de la surexploitation des enfants, ou des mauvais traitements réservés aux handicapés mentaux.
Et le président américain de l’époque de les surnommer « des fouille-merde ». Déjà. Éclatent de grands scandales financiers, d’énormes dossiers de corruption des grandes rédactions parisiennes apparaissent au grand jour… Sans oublier bien sûr l’affaire Dreyfus, ligne de fracture profonde de la société française. Les tempêtes sont nombreuses, les « faits », les « événements » sont inventés, trafiqués pendant la Grande Guerre.
D’où cette tentative après bien des crises, il y a cent ans, de se doter d’une charte déontologique pour répondre à la défiance d’un public qui ne croit déjà plus vraiment à ce qui est écrit. Épisode significatif du choc des « faits » nouveaux produits par le journalisme d’information, la volonté de créer une école supérieure du journalisme par Dick May – de son vrai nom Jeanne Weill –, en 1899 à Paris. Un reporter venu l’interviewer lui fit remarquer que « le journalisme n’est pas uniquement un métier, mais un art ». Et oui, le talent, cela ne s’apprend pas.
Cette histoire du journalisme est somme toute peu connue. Seule une caricature romantique est restée dans les esprits. Comme si les montres s’étaient arrêtées là, sur une période perdue dans les limbes, mythifiée.
Des chiffres et des faits
Et voici qu’arrivent de nouveau des « faits », des « événements » inconnus jusqu’alors. La sociologie, l’économie, la statistique façonnent les regards des journalistes. À la fin des années 1960, les chiffres créent ces nouvelles catégories qui permettent de repenser l’actualité. On crée dans les rédactions des services économique, société. Et ce n’est plus, comme au bon vieux temps, le « crime de Pantin » qui fait la une ou « le monstre des Ardennes », c’est maintenant LA criminalité, LA sécurité, et ses sous-chapitres comme LA récidive, LES prisons… Le « fait », « l’événement » n’existe plus dans sa singularité mais dans sa répétition. C’est la série des crimes qui crée LA criminalité, et l’on passe ainsi du vieux « fait », baptisé fait divers, au nouveau « fait » devenu fait de société. Les conditions de production journalistique de ce « fait » sont différentes : plus besoin d’arpenter le terrain, mais faire un travail précis et documenté de recensement. Trouver le spécialiste de la question. Avoir les bons chiffres. Autrement dit checker, factchecker. Les politiques raffolent de ces nouveaux éléments. Ils constituent la troisième génération de « faits », « d’événements » où l’on n’évoque plus que le général, le global, le « grand » problème.
Dans le même temps, l’on mesure aussi – car, tout devient sujet de quantification – la confiance dans les médias. Dans le vieux monde du journalisme d’information, on dénonçait surtout la soumission, le mensonge ; dans le journalisme qui examine la réalité chiffrée, on calcule aussi le sentiment éprouvé par le public. Un baromètre de la confiance/défiance a vu le jour en 1987. Et de décennies en décennies, les courbes baissent. Années 1980, 1990, 2000… Et même si récemment, (et le fait est remarquable), la baisse s’est stabilisée, le public reste prompt à l’accusation tranchée, globalisante qui conduit au rejet. Il affirme ne pas se reconnaître dans cette presse. Il parle volontiers d’élite, de caste, voire de nantis en évoquant les journalistes et les médias. L’expression « vérité médiatique » est d’ailleurs devenue en soi comme un synonyme de falsification, souvent chez les journalistes eux-mêmes. Tout cela peut-être parce que ce public se sent discriminé. Il se voit renvoyé au statut « d’individu-catégorie », cadré par le problème de société du moment, d’où ce sentiment de ne pas s’y reconnaître à titre individuel.
Dans son récent ouvrage Notre histoire intellectuelle et politique, 1968-2018 (Seuil), Pierre Rosanvallon écrit à propos du quidam : « On ne le reconnaît pas dans sa personnalité authentique, dans sa véritable et pleine singularité. Il n’est donc pas considéré comme quelqu’un. Mais on lui refuse parallèlement la qualité d’individu quelconque, puisqu’il est socialement enfermé dans sa catégorie. »
Faits et numérique
Précisément, le numérique a permis à chacun d’avoir sous la main, presque au doigt et à l’œil, le vecteur idéal pour exprimer sa distinction de pensée, de vécu. Les réseaux sociaux hébergent, publient, diffusent en temps réel et sur la planète, « mes émotions, mes images, mon identité, que cela vous plaise ou non ». Dans son étude quantitative qui est une sorte de baromètre de la société française, Sociovisions parle de cette volonté d’un « laissez-nous faire, laissez-nous tranquilles » grandissant de la population. Une sorte de « ZAD » de la vie privée, est il écrit. Appuyée comme on l’a vu sur un ressentiment bien ancré, outillée par les réseaux sociaux, une quatrième génération de « faits » submerge désormais les écrans. Comme il est suggéré de créer « mon espace » dans de multiples sites, « mon information », « mes faits », « mes événements » sont la règle d’or de cette expression massive et personnelle du monde digital qui lui renvoie bien cette granularité des choix. La labellisation « événement » est maintenant revendiquée par quiconque, y compris celle des plus invraisemblables fausses nouvelles, surtout celles-là serait-on tenté de dire. Comme une prime au « radicalement hors des définitions journalistiques de la vérité ».
Une quatrième génération de News qui échappe à la sphère des professionnels. Un océan d’écrits, paroles et vidéos qui suggère ou hurle sa réticence à adhérer au vote, au rendez-vous démocratique. « On ne se reconnaît plus dans ce que disent de nous les médias, on ne se reconnaît pas davantage dans l’élection. » Ces « faits » là sont aussi annonciateurs de rupture politique.
Les « faits » qui constituent l’information ont donc peut-être une histoire. Il est crucial de la connaître. La négliger revient à affronter désarmé les périls qui s’annoncent. Car le « désenchantement démocratique » et les réponses du populisme dont parle Rosanvallon touche aussi puissamment l’information. Certes, un mouvement mondial de sursaut journalistique s’est mis en branle. Il commence à prendre au sérieux ceux qui justement prétendent réenchanter les « faits » à grands coups de menton. Le métier se fixe de nouvelles règles de conduite, comme se tenir à parité avec le public, être sans cesse le pédagogue du traitement de l’actualité, réaffirmer les valeurs professionnelles – rigueur, indépendance, respect de la dignité –, traquer la manipulation… Chacun s’emploie à l’indispensable devoir de trouver les bonnes réponses face à la stupéfiante conversation qui bourdonne sur nos écrans. Peut-être allons-nous vers l’invention d’autres « faits », d’autres « événements » où journalistes et public auront su trouver une nouvelle relation, mais aussi très certainement de nouveaux débats…